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La médiation interculturelle… Un pléonasme ?

En 1952, deux anthropologues américains, Alfred Kroeber et Clyde Kluckhohn, ont  tenté de recenser la diversité de définitions que recouvrait la notion de culture… ils n’en trouvèrent pas moins de 164 ! Est-ce si compliqué de déterminer ce qui fait la culture d’un homme ?

Nous proposons une définition suffisamment large pour les englober toutes : « la culture est l’ensemble des réponses apportées par un groupe aux questions posées par son contexte ». De cette vision anthropologique de la culture, trois éléments retiennent notre attention :

  1. D’une part la culture est acquise, elle repose donc sur du construit ;
  2. D’autre part elle est évolutive, puisque l’émergence de nouvelles questions amène de nouvelles réponses à enrichir la culture du groupe ;
  3. Enfin, la culture dépend d’un contexte particulier, car les réponses apportées ne seraient pas nécessairement adaptées à un autre environnement.

Chacun de nous est porteur de sa culture et de sa vision du monde. Dès lors que deux individus communiquent, qu’ils soient japonais et togolais, ou bien tous deux issus du même village de Picardie, ils entretiennent un échange culturel. L’individu est donc  toujours confronté à un Autre, quel qu’il soit : il n’est ainsi pas nécessaire d’aller au bout du monde pour faire l’expérience de la différence, le pallier de son immeuble est pour cela bien suffisant.

La démarche interculturelle est une dynamique visant à faire dialoguer les cultures. Ainsi, si d’une manière large chaque relation est caractérisée par une multiculturalité spécifique, pour que la relation soit interculturelle, elle doit également traduire une curiosité à l’échange. Pour sa part, la médiation propose de venir recréer les conditions de cette curiosité et d’une ouverture, lorsqu’il y a tension, conflit, fermeture.

Certains conflits entre individus prennent source dans la rencontre entre des croyances et des valeurs différentes. Ces dernières renvoient aux hypothèses implicites que Michael Watkins considère comme les « convictions les plus profondément ancrées, souvent tacites, qui imprègnent et sous-tendent les systèmes sociaux et identitaires. Ces convictions sont l’air que tout le monde respire mais ne voit jamais ». Lorsqu’au travers d’un échange une valeur est heurtée, des hostilités peuvent se déclencher : difficile en effet de renoncer à la vérité que l’on tient pour universelle.

La médiation interculturelle a un rôle à jouer quand ce partage de valeurs est empêché. Comment se dire, partager, rendre compatibles nos différences, lorsqu’on les perçoit potentiellement comme un danger ? Comment restaurer une relation quand le conflit laisse transparaître une opposition au niveau identitaire, en lien avec ses valeurs implicites et fondatrices ?

Comprendre l’Autre en passant par Soi

L’objectif de la démarche interculturelle, comme celui de la médiation, est de faciliter le dialogue entre les parties. Un moyen d’amorcer cette discussion est selon nous de commencer par se focaliser sur les points communs avant d’aborder les différences.

Pour établir des connexions avec l’Autre, il faut être prêt à considérer la multiplicité des « étalons du monde » dans une optique d’enrichissement mutuel, plutôt que dans une logique d’opposition des différentes entités culturelles. L’objectif est ainsi d’intégrer qu’un même questionnement peut amener des réponses différentes, voire opposées : ce n’est pas parce que je réponds « noir » et que tu réponds « blanc » que l’un d’entre nous a tort. Nos systèmes de pensée ne s’entendent pas, mais ils sont tous deux animées par une logique incontestée, chacune rapportée à son contexte. En cela, la démarche interculturelle, comme la médiation, « implique de prendre acte des attentes de l’autre partie, de son regard porté sur le conflit, sans renoncer à ses propres attentes, à son propre regard. Il ne s’agit pas de trancher entre des systèmes d’attentes concurrents mais plutôt de trouver une solution hybride à l’intersection des différents univers de sens pertinents ».

Une fois l’Autre reconnu, il nous semble nécessaire d’entamer une démarche de conscientisation de ses propres comportements. En effet, la majorité de nos comportements relève de valeurs identitaires et culturelles souvent inconscientes. Il s’agit alors de distinguer ce qui pour soi est de l’ordre de la valeur non négociable puisqu’y renoncer reviendrait à se perdre, des schémas usuels desquels on peut se séparer pour faire un pas vers l’Autre. La démarche de médiation peut avoir comme objectif cet approfondissement. On retrouve d’ailleurs cette distinction essentielle tant dans la médiation que dans la communication interculturelle : « comprendre l’autre ne me diminue pas et ne me nie pas. La reconnaissance de l’identité de l’autre ne signifie pas l’abandon (la perte, la négation) de la mienne ».

La médiation interculturelle à l’épreuve de la fonction managériale

La culture de l’hypervitesse dans la pratique du management occidental conduit le manager à chercher une solution à un problème posé, sans forcément faire le détour par la compréhension de ses causes. Cette pratique managériale, orientée solution, fait ses preuves en matière de production de livrables tant que ce qui fonde le problème est essentiellement technique.

Tout devient plus complexe dans la pratique décisionnelle lorsque les freins vont concerner des méthodes, des manières de faire, de produire, de gérer le temps, l’évaluation de l’urgent et de l’important … en somme, lorsqu’intervient la variable culturelle. Culturellement, les certitudes ancrées dans le bienfondé de chacun se confrontent et chacun argumente vaillamment en espérant que l’autre cède sur ce qui lui paraît si évident. C’est ainsi que les cultures parlent sans dialoguer. Les individus risquent de se figer sur le problème, et le conflit risque alors de supplanter la relation professionnelle et la production.

Dans un cadre managérial, la démarche de médiation interculturelle est une invitation à investir un temps nécessaire à la relation. Il s’agit donc de favoriser la compréhension de l’univers pertinent de l’Autre avant de s’intéresser à la solution adéquate. C’est une démarche de créativité où l’on observe que le partage des points de vue de A et de B peut permettre de faire émerger une option C, dans laquelle chacun aura intégré la culture de l’Autre (sans avoir eu à renier la sienne).

Voici un exemple de médiation en entreprise qui souligne un conflit ayant trait à la culture des individus.

Les personnes concernées par la médiation : Monsieur A dirige un service, et Monsieur B a la responsabilité d’un de ses pôles.

La situation relationnelle au moment où la médiation commence : Monsieur A et Monsieur B sont en « conflit  froid » : la dissension se caractérise donc par l’évitement, une communication minimale par e-mail, quelques manifestations de l’escalade conflictuelle devant d’autres salariés par le moyens de sarcasmes, résultant sur une perte de crédibilité des deux acteurs face à leurs équipes, un dysfonctionnement dans les prises de décision et un sentiment de mal-être général.

Le problème : Monsieur B pense que Monsieur A, qui est son responsable, se désintéresse de son pôle d’activité, au profit d’autres. De son côté, Monsieur A trouve Monsieur B souvent insistant, voire collant.

Les valeurs de chacun qui ressortent, autour de la recherche de ce qui fait problème :

  • Monsieur A est très attaché à la question de l’autonomie, de la prise de risque dans les choix, de la confiance en soi.
  • Monsieur B explique qu’il a besoin de coopération, de validation, voire de contrôle. Il a besoin d’être rassuré dans ses décisions.
  • Monsieur A et B partagent le besoin de réalisation professionnelle.

La résolution : La sortie du différend s’est faite à partir de la prise de conscience des différences de perceptions liées aux valeurs de chacun. Les parties ont pu soulever une incompréhension importante concernant la question de l’autonomie professionnelle. Elles ont alors pu aussi échanger sur ce qui les unit : la qualité des rendus et leur conscience professionnelle.

Monsieur A a pu expliquer que l’autonomie qu’il octroie est motivée par une confiance a priori et non par un manque d’intérêt. Afin d’éviter que la question de l’autonomie ne suscite à nouveau de l’incompréhension, les parties ont pris le temps de redéfinir les périmètres d’intervention de chacun. Ce récit souligne bien l’intérêt de prendre le temps d’échanger sur les origines du conflit et le bien fondé de chacun, c’est à dire sur les valeurs culturelles qui nous animent et nous conduisent à considérer qu’il y a une part de démarche interculturelle dans toute médiation.

Le temps : La médiation, qui implique un temps dédié, semble se heurter à la conception de l’hypervitesse que nous avons évoqué. Il s’agit en fait d’un faux dilemme, car la médiation interculturelle suppose avant tout un temps investi. En effet, la médiation décrite ci-dessus a duré en tout 6h (2 entretiens individuels de 1h et 2 rencontres plénières de 2h), là où le conflit (et les freins qu’il induit) sévissait depuis 6 mois. La médiation, telle que nous la pratiquons, a pu apporter cette sortie de crise.

En somme, l’approche de médiation interculturelle permet ce travail constructif qui favorise la compréhension pour des relations professionnelles portées sur le long terme. Notre exemple a impliqué, compte tenu de l’intensité de ce conflit, une intervention par un médiateur externe et professionnel. Selon le style du manager et sa réputation pour impulser de la coopération, ce dernier peut tenter la posture de manager médiateur. Le point ci-dessous vise à donner quelques clés pour faciliter cette approche.

Quelques clés pour résoudre un conflit culturel

  • Le manager médiateur doit être ouvert d’esprit et invite à la prise de recul. Il est aussi bienveillant, à l’écoute, curieux et surtout impartial.
  • Il est impératif d’apprendre à apprivoiser les stéréotypes. Ces derniers sont inhérents au système de pensée : nous ne pouvons pas ne pas en avoir. Il s’agit donc d’en prendre conscience lorsqu’on y a recours, et de bannir tant que possible les formulations du type : «eux », « ces gens-là », « les Argentins… ». Les individus ne sont pas réductibles à de telles généralités.
  • Les différences peuvent être exotiques et l’on peut s’en amuser, mais la compétence interculturelle est facilitée par une focalisation sur les points communs davantage que sur les différences. Il est pour cela intéressant de parvenir à s’accepter dans toute sa complexité afin d’offrir à l’Autre un éventail de repères qui soit le plus diversifié possible. En concevant son identité comme la somme de ses diverses appartenances, pour reprendre l’expression d’Amin Maalouf, l’on trouve toujours un élément identitaire à partager avec son interlocuteur : le même métier, la même passion, la même expérience de vie, le même sexe ou la même génération, ne serait-ce que le simple désir partagé de communiquer…

La médiation interculturelle vise à mettre sur la table les différences mais aussi ce qu’elles occultent fréquemment : les ressemblances.  La médiation cherche donc à faciliter l’émergence du commun et du différent. Pourquoi alors ne pas considérer que les points de similitude, une fois rendus visibles, serviront d’ancrage pour bâtir la relation, avant de se pencher dans un second temps sur toute la richesse que la différence a à offrir ?

Emily Motu (spécialiste de l’interculturel), Florence Duret-Salzer (médiatrice) et Valentine Poisson (consultante et rédactrice)

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