La crise économique consécutive à la crise sanitaire suscite nécessairement des inquiétudes concernant l’emploi. Plus que jamais, la qualité du dialogue entre directions, instances représentatives du personnel et organisations syndicales est clé pour contenir le risque de plans sociaux en cascade. Explications par Sophie Berlioz, philosophe et experte du dialogue social.
Les prévisions de reprise de l’économie sont aussi inquiétantes qu’incertaines. Les prévisions de croissance ne sont guère optimistes, après une baisse du PIB durant les deux mois de confinement. La France, et l’Europe, s’apprêtent à vivre une période de récession importante, au sein d’un marché fragilisé. Pour certains secteurs, la demande pourra continuer d’être soutenue mais les contraintes sanitaires pèseront sur la productivité et l’organisation du travail. Pour d’autres, la demande pourra être durablement réduite et affecter l’emploi et ses conditions d’exercice.
Il n’est pas besoin de rappeler cette logique causale. L’augmentation de la demande crée de l’emploi ou des secteurs d’activité, sa baisse en supprime. Cette logique, bien heureusement, n’est pas totalement autonome et indifférente aux régulations de l’État. Les dispositifs de chômage partiel en sont la preuve et l’État a proposé des dispositifs essentiels pour maintenir l’emploi et préserver l’économie. Toutefois, la mise en suspension des contrats de travail avec le chômage partiel a corrélativement mis en suspension le fonctionnement de l’économie. Et c’est lorsque le dispositif cessera ou se modifiera, que surgiront les symptômes et le coût de ce coma économique artificiel pour le travail et l’emploi. L’État, aussi interventionniste soit-il, ne pourra pas empêcher l’inévitable de se produire. Une crise de l’emploi. Alors, la régulation deviendra double : elle se situera au niveau de l’État mais aussi et surtout au niveau des entreprises.
Réguler c’est négocier par le dialogue social
Afin d’anticiper et de modérer la crise conjoncturelle de l’emploi, le dialogue et les négociations sociales constituent des leviers indispensables pour les entreprises. Pour cela, Directions, Représentants du personnel et Organisations syndicales vont devoir être inventifs et créatifs. Car plusieurs questions seront adressées dans les semaines à venir. Comment prévenir l’hémorragie des emplois pour les secteurs affectés ? Quelles dispositions imaginées pour adapter les organisations du travail sur le court terme et anticiper les évolutions en termes d’emplois, de métiers et de compétences sur le moyen terme (GPEC) ? Enfin et surtout, comment trouver des solutions raisonnables pour éviter les plans sociaux, qui ne devront être envisagés qu’en ultime recours ?
Les Accords de Performance collective (APC) peuvent représenter des outils intéressants pour traiter ces questions, à condition qu’ils soient conclus dans le cadre d’une véritable négociation avec les organisations syndicales et qu’ils collent au plus près des réalités du terrain en tenant compte des besoins des salariés. Dit autrement, à condition qu’ils ne soient pas imposés mais discutés, qu’ils fassent l’objet d’un accord non pas d’un chantage, qu’ils ne soient pas déséquilibrés au détriment des seuls salariés et que la répartition des efforts soit partagée et équitable.
L’Accord de Performance Collective, un outil d’innovation sociale sous conditions
Les ordonnances du 22 septembre 2017 ont modifié le cadre des accords d’entreprise. La vocation de ce dispositif réglementaire était d’impulser une logique de négociation sociale au sein même de l’entreprise, là où elle se situait, avant cette réforme, au niveau des branches professionnelles. La conjoncture actuelle incite à tirer profit de ce cadre réglementaire pour donner toute sa place à la négociation sociale d’entreprise et à ses corps intermédiaires.
C’est dans cet esprit qu’ont été introduits les accords de performance collective (APC), fusion des anciens accords de maintien de l’emploi, de la préservation de l’emploi et des mobilités. Ces accords permettent, sous certaines conditions, d’inventer de nouvelles règles de fonctionnement au sein de l’entreprise par la modification temporaire de trois modalités du travail : la rémunération, l’organisation du temps de travail, la mobilité géographique ou professionnelle dans l’entreprise. Dans un contexte de crise de l’emploi, l’APC pourrait donc constituer un outil intéressant pour les entreprises en difficulté, il offrirait la flexibilité et la compétitivité requises pour éviter les plans de sauvegarde de l’emploi secs. Mais le sujet est sensible. L’idée d’une révision, même temporaire, d’un ces piliers fondateurs du contrat de travail fait grincer des dents. Soulever le sujet est loin d’être dénué de symbolisme et la façon de le faire sera déterminante.
De fait, les conditions de réussite de telles mesures de réorganisations reposent sur des principes de négociation qu’il faudra absolument prendre en compte pour éviter la tentation d’une imposition unilatérale déguisée en négociation, ou la menace d’un chantage à l’emploi. Deux écueils qui s’avéreraient extrêmement nocifs pour le bon fonctionnement des organisations en temps de crise et finirait d’altérer une confiance fragile et pourtant essentielle en cette période d’incertitude. Pour cela, une démarche rigoureuse et équitable de négociation devra impérativement être suivie entre les acteurs du dialogue social de manière à instaurer des gardes fous pour protéger les intérêts des salariés.
Les trois principes de la négociation sociale
Une négociation est un processus de prise de décision collective qui se tient entre des parties qui sont interdépendantes mais dont les intérêts sont divergents sans être nécessairement incompatibles. Tout l’enjeu d’une négociation sociale est donc de trouver une zone d’accord qui satisfasse les intérêts entre une direction, les représentants de ses salariés, et plus généralement l’ensemble d’un corps social.
Cela requiert une bonne préparation et une méthode efficace pour s’assurer que les objectifs que l’on se fixe ne soient pas irréalistes et incompatibles avec ceux de l’autre partie – s’ils le sont, le risque est de ne jamais trouver de zone d’accord avec l’autre, de revenir bredouille auprès de ses mandants et d’initier une escalade conflictuelle, un mouvement social. Un ultimatum du type « Nous vous proposons de revoir votre salaire à la baisse, soit vous acceptez l’accord, soit vous perdez votre emploi » revient non seulement à dénaturer l’outil mais surtout ne marche pas.
La méthode de conduite de la négociation doit elle-même être négociée entre les parties. Pour certains, cette étape peut paraître superflue en situation d’urgence. Il s’agit d’un faux-semblant car c’est précisément dans les situations de tension que la négociation de la méthode est déterminante. Elle permet de se mettre d’accord sur la feuille de route des discussions à mener en bonne intelligence : ce qui doit être traité et pourquoi cela doit l’être ; la transparence de la démarche, les moyens de contrôle et l’accès à des schémas prédictifs sérieux proposés aux salariés ; la durée de l’accord et les conditions du retour à la normal ; les conséquences sur l’emploi en termes d’absence d’accord. L’accord de méthode de la négociation constitue en outre une manière de mieux comprendre les besoins et les intérêts qui sont en jeu, à condition, encore une fois, de ne pas l’imposer et d’envisager collectivement l’ensemble des options possibles.
Enfin la stratégie doit être déterminée et collectivement partagée pour chacune des parties de la négociation, car le risque, si la stratégie n’est pas collectivement partagée, c’est le clivage.
Ces trois principes devront être pris en considération bien en amont de la négociation d’un APC pour mettre les parties prenantes de la négociation en confiance et s’assurer que chacun dispose d’un même niveau d’information et de contrôle.
L’APC est un outil. Il en existe d’autres. De nouveaux seront, espérons-le, inventés. Mais pour que l’innovation sociale soit réelle, il faudra garantir au sein des entreprises que l’ensemble des parties prenantes y trouvent leur compte en évitant notamment les effets d’aubaine conjoncturelle.
Sophie Berlioz