santé & durabilité

Sauver la planète ou les emplois : pourquoi les partenaires sociaux devraient-ils faire un choix ? 

« Nous avons le temps pour la transition, il ne faut pas précipiter des décisions qui pourraient nuire à l’économie » cite un ministre d’un pays européen ; « Nous faisons déjà beaucoup pour l’environnement, il est irréaliste d’exiger plus sans mettre en péril notre modèle social » alerte un dirigeant d’entreprise du secteur énergétique ; « Les nouvelles normes sont une ingérence dans la liberté des entreprises et vont détruire des emplois » fustige un lobbyste du secteur automobile. Ces prises de positions révèlent la dualité et la complexité posés par les défis d’une transition écologique juste, dont le coût ne doit pas reposer sur les travailleurs.

Or, l’heure n’est plus au débat mais à l’action ! L’année 2024 marque un moment de bascule dans l’atteinte des limites planétaires à ne pas franchir pour que les conditions de vie sur terre restent favorables. Une urgence, à l’heure où la septième limite est sur le point d’être dépassée, qui présuppose donc une profonde remise en question de nos modèles économiques, de production, de travail et de consommation. En réponse à ces défis, le dialogue social s’avère être un levier déterminant pour accompagner ces transformations dans une perspective de soutenabilité écologique, économique et sociale. Pourtant, est-il aujourd’hui à la hauteur de ces enjeux ? Quelle place occupe-t-il en matière de transition juste aujourd’hui dans nos organisations ? Parviendra-t-il à outrepasser le dilemme emploi Vs. environnement ?  Décryptage.

Des partenaires sociaux qui ne peuvent plus jouer la carte du « on ne savait pas ! »

Si les défis posés par la transition écologique ne sont pas nouveaux, les préoccupations des représentants du personnel, elles, semblent s’intensifier. Selon une étude réalisée par Syndex, 86% d’entre eux considèrent que « la transition écologique n’est à priori ni favorable, ni défavorable mais dépend de la façon dont elle sera conduite ».

Or continuer comme si de rien n’était n’est plus une posture viable à l’heure ou des organisations, des filières et des travailleurs se prennent déjà de plein fouet une réalité qu’ils auraient préféré ne jamais rencontrer. Force est de constater que :

  • Des filières sont contraintes de repenser l’aménagement du temps de travail pour que les conditions puissent rester soutenables ;
  • Des organisations voient leurs activités s’arrêter ou se transformer à mesure que l’épuisement des ressources s’accentue ;
  • Des emplois sont menacés sous la contrainte des normes réglementaires qui s’intensifient ;
  • Des bassins d’emplois et des territoires cessent de vivre à mesure qu’ils subissent directement les conséquences du dérèglement climatique…

Ces évènements nous rappellent que le contexte actuel contraindra les organisations de demain à engager une transformation juste pour limiter ses effets sur les écosystèmes. Elle devra dès lors articuler les enjeux en matière d’organisation du travail, de compétences et de santé au travail au-delà des nécessaires questions techniques et financières qui sont des questions redoutables mais limitantes. Mais aussi s’anticiper dès à présent ! Car considérer que ces sujets sont encore lointains expose les partenaires sociaux et l’ensemble des salariés à une transformation précipitée … et donc potentiellement douloureuse.

Une transition qui peine à trouver sa place dans le dialogue social

Nous pourrions légitimement penser que les nouveaux modèles de financement notamment via le Green Deal inciteraient les entreprises à se conformer rapidement aux principes de durabilités posés par l’Union Européenne. Que le poids du réglementaire et la pression institutionnelle notamment via la directive CSRD et le devoir de vigilance favoriseraient l’anticipation des transitions. Que les initiatives de la loi Climat et Résilience et l’ANI relatif à la transition écologique et au dialogue social susciteraient un réel engouement. Et que la pression sociale aurait eu un effet coup de poing sur la prise de conscience des partenaires sociaux.

Pourtant, le bilan n’est pas réjouissant. Plusieurs freins expliquent cette difficulté :

  • Un manque de connaissance et de formation des partenaires sociaux. Plus de la moitié des représentants du personnel sondés dans l’étude Syndex ne se sentent pas suffisamment compétents. Les directions d’entreprises cotées en bourse semblent également se reconnaître dans cette dynamique et soulignent avoir été davantage sensibilisés aux aspects économiques de la transition plutôt qu’à ses aspects sociaux ;
  • Un calendrier social qui priorise les questions liées à la fin du mois plutôt que celles liées à la fin du monde ;
  • Des facteurs structurels qui mettent en lumière la difficile conciliation du dilemme emploi et environnement, notamment dans des secteurs d’activités carbonés, concentrant une forte implantation syndicale ;
  • Des entreprises silotés qui véhiculent des postures d’immobilisme et qui ne permettent pas d’appréhender les problématiques RSE comme des vrais sujets de gouvernance stratégique.

Des initiatives et des négociations qui peinent à se structurer face aux défis posés par la transition écologique

Face à ces blocages, et tel qu’en témoignent les résultats clés d’une étude conduite par l’association Réalités du Dialogue Social, les négociations peinent à se structurer et se limitent trop souvent à des actions périphériques, peu coûteuses et parfois, déconnectées des enjeux stratégiques. C’est d’ailleurs ce qu’illustrent les travaux « 50 nuances de vert » de Camille Dupuy et Vincent Pasquier, qui dressent une typologie de l’existant en matière de « négociations vertes ». Ils en cartographient cinq :

  • Le « corporatisme brun » marqué par une opposition des syndicats et des employeurs aux projets de transitions écologiques, en insistant sur le coût social et financier qu’ils représentent.
  • Les « marginalistes », qui s’illustrent par un freinage de l’employeur et des syndicats, conforté dans l’illusion que la croissance économique peut être maintenue sans qu’elle ne détruise son écosystème. Ce type de négociations abouti généralement à la mise en place de mesurettes (politique de mobilité, tri des déchets…) certes nécessaires mais qui ne parviennent pas à atteindre un résultat efficace en matière de protection de l’environnement.
  • Le « conservatisme social », qui privilégie des postures patronales engagées dans la voie de la transition écologique, pour des raisons stratégiques, réglementaires ou financières, mais qui se heurtent à des représentants du personnel, bien que conscients des enjeux, préfèrent privilégier la défense des intérêts des personnes qu’ils représentent.
  • Le « corporatisme vert », marqué par une volonté convergente des acteurs syndicaux et patronaux à concilier justice sociale et environnementale, le plus souvent facilité par le soutien et l’accompagnement de l’état permettant de penser de vraies garanties sociales pour mieux appréhender les impacts des transformations.
  • La « lutte des éco-classes », qui se matérialise par des revendications syndicales qui prônent un changement radical du modèle de production, auxquelles l’employeur n’adhère pas.

Par conséquent, les employeurs et les syndicats ne contestent par l’urgence posée par les enjeux en lien avec une transition écologique juste mais restent encore trop frileux pour s’engager sur des transformations concrètes et profondes.  

La transition écologique : un défi commun, une réponse systémique !

Alors comment faire pour que le sujet de l’environnement rencontre vraiment celui du dialogue social ? Seule une réponse systémique qui articule la transition écologique et sociale pourra faire du dialogue social un véritable levier de transformation, capable de se hisser à la hauteur des enjeux.

  • En premier lieu, une transition dite juste ne pourra se faire sans la mise en place cruciale de mesures volontaristes et de dispositifs incitatifs des acteurs publics et de l’État. Tel que le soulignent Camille Dupuy et Vincent Pasquier, l’État n’aura d’autre choix que d’intervenir en tant que régulateur à travers la création de normes environnementales contraignantes ; en tant que planificateur pour inciter les bifurcations de certains modèles de production et en tant que garant des risques sociaux pour amortir les impacts de ces bifurcations.
  • Au niveau des organisations, la nécessité d’unir les énergies et les expertises de l’ensemble des parties-prenantes pour avancer dans la même direction sur ce sujet est incontournable. Elles devront défendre un positionnement à travers lequel l’écologie, l’économie et le social ne sont plus dissociables pour envisager un futur durable.
  • Au niveau des organisations syndicales, les défis posés par la transition juste doivent être un terreau d’opportunités pour les inciter à se (re)positionner et renouveler leur champ d’action et d’impact en conciliant les problématiques liées à la fin du mois à celles liées à la « fin du monde ».
  • Enfin, les travailleurs ont eux aussi une pierre à apporter à l’édifice pour qu’ils puissent être contributeurs et acteurs de ces transitions. C’est à travers de nouveaux espaces de dialogue qu’ils seront à même de partager leur vision pour travailler mieux et différemment. Autrement-dit, recueillir la vision de ceux qui « font » au quotidien pour mieux comprendre et mieux agir.

La question de la transition écologique ne doit plus être perçue comme une contrainte, mais comme une opportunité pour bâtir un modèle économique plus juste et plus résilient.

Nous le savons tous… Il n’y aura pas de réelles transitions si – politiciens, dirigeants, lobbystes, organisations patronales, syndicales et travailleurs – ne se mettent autour de la table pour réinventer un « Business As Usual » qui arrive à bout de souffle à mesure que notre planète s’essouffle. Et cette transition n’attend plus demain « pour faire » et doit se mettre en place dès aujourd’hui.

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