Faut-il considérer telle ou telle particularité dans les politiques de recrutement ? Doit-on tenir compte des différences entre les individus ? Ou au contraire doit-on considérer les individus de manière indifférenciée en tant que libres et égaux en droit ? Et si tel est le cas, que signifie « être égal de » lorsqu’on l’on sait que chacun est différencié du fait de son histoire, de sa culture, de son origine sociale etc. ?
Nombreux sont les questionnements et dilemmes qui entourent les sujets de diversité et d’inclusion jusqu’à devenir des sources de cristallisation en entreprise. Alors comment expliquer cette conflictualité à part entière ? Décryptage tout en philosophie avec Sophie Berlioz.
Pourquoi la conflictualité dans les sujets de D&I est-elle aussi complexe ?
Sophie Berlioz : La sensibilité des sujets de diversité et d’inclusion vient sans doute du parti pris inhérent au concept même de D&I, dont l’ambition est de reconnaître au sein des organisations, les particularités sociales, économiques, ou de genre pour prévenir les discriminations de traitement entre individus. Or, l’identité des individus est une question complexe, multiple et souvent diffuse. Étymologiquement, un individu (in-dividu) est ce qu’on ne peut pas séparer, diviser. Toute la difficulté d’une approche différenciée ou différenciatrice est donc de ne pas réduire un individu à une somme d’identités (d’origine, de genre, de conviction) et de prévenir tout risque d’assignation qui fige la personne dans ses identités.
Quelle grille de lecture philosophique peut-on adopter pour mieux comprendre cette complexité et les tensions qui en découlent ?
S.B : Ces questions renvoient en philosophie à la distinction entre l’égalité et l’équité notamment théorisée par le philosophe américain John Rawls. C’est-à-dire l’acceptation d’un certain niveau d’inégalité, à condition que celle-ci soit fondée sur des critères légitimes et acceptés par tous (une “inégalité juste” en quelque sorte). Nos sociétés adhèrent pour l’essentiel à ce principe et admettent des différences selon des critères tels que le mérite ou l’utilité collective. À l’inverse, elles visent à compenser les inégalités « illégitimes » (de naissance, d’origine …) en s’appuyant sur des dispositifs sociaux visant à respecter, sinon l’égalité absolue des conditions, du moins l’égalité des chances et la réduction des inégalités sociales.
Comment cette philosophie se traduit-elle concrètement ?
S.B : Pour mettre en œuvre ce principe d’équité (largement reconnu au sein de nos sociétés contemporaines), deux philosophies s’opposent. Pour les tenants de l’école de pensée communautarienne (celle d’un Charles Taylor), la reconnaissance des droits doit tenir compte de la spécificité de chacun en tant que membre d’une communauté. Cette philosophie prône la reconnaissance de la différence comme condition d’égalité et de dignité.
Pour les tenants de l’école de pensée du libéralisme politique en philosophie (celle de John Rawls), le principe de liberté est associé à un principe de différence selon lequel certaines inégalités peuvent être tolérées. À condition qu’elles reposent sur un principe d’égalité des chances et qu’elles soient les moins désavantageuses possibles. Cette approche est fondée sur un raisonnement qui ne tient pas compte des particularismes, apparences sensibles et/ou contingences personnelles pour ne pas risquer de contrevenir au principe fondamental de liberté.