Gilles Vervisch joue avec l’humour depuis sa tendre enfance. S’il a choisi la voie de l’éducation, en tant que professeur de philosophie depuis vingt ans, il n’en utilise pas moins ses talents d’humoriste sur scène ou à travers l’écriture. Son dernier livre en date, Êtes-vous sûr d’avoir raison ?, a pour ligne éditoriale de « faire de la philo’ avec de l’humour». Dans cet entretien, nous vous proposons un détour par la philosophie et les figures de la pop culture – en bref de la « pop philo » – pour partager avec lui sa vision du leadership.
Bonjour Gilles. Avant tout, pourquoi vous intéresser à la philosophie, notamment dans le monde du travail ?
Pour répondre à la question du sens, tout simplement. J’accompagne les collaborateurs à s’interroger sur le pourquoi, la finalité de leur travail à travers le prisme de leur entreprise, de leurs fonctions et plus largement sur ce que représente le travail pour eux. Ce n’est pas une surprise si je vous dis que la question du sens se pose de plus en plus, notamment depuis la crise de la covid durant laquelle beaucoup d’actifs et de demandeurs d’emploi ont souffert de l’ennui, un sentiment en grande partie dû à une impression d’inutilité. Cela a justement réactivé la recherche du sens dans leur travail pour 55% des Français, d’après selon un sondage OpinionWay pour Elevo. L’occasion pour certains de se poser un peu pour réfléchir à ces questions et revenir à l’essentiel. Ce n’est pas pour rien que l’on parle de plus en plus de « grande démission » (« Chaque trimestre de 2021, en France, 500 000 personnes ont démissionné »), qui illustre bien le fait que sans identifier ni ressentir le sens de son travail… Celui-ci perd tout son sens, justement.
On le voit par exemple dans le secteur de la restauration. Beaucoup ont pris conscience du nécessaire changement des pratiques – respect de la relation, valorisation du travail et de la pénibilité à travers une meilleure rémunération, etc. -, pour faire face au turnover qui ne fait qu’augmenter et à la difficulté croissante de recruter. Car même si le travail est une nécessité pour la majeur partie d’entre nous – oui nous devons travailler pour vivre -, il n’en demeure pas moins nourri par des motivations intrinsèques (se sentir utile, avoir un sentiment d’appartenance, bien se sentir dans son environnement de travail, etc.) aussi bien pour les managers que pour les collaborateurs !
Et l’humour, dans tout ça ?
L’humour peut presque tout rendre acceptable. C’est même un moyen de défense dans tous les domaines de notre vie. Je l’explique dans mon dernier livre : les deux principaux signes d’intelligence sont selon moi le doute et l’humour. Même si la question se pose aujourd’hui de savoir si l’on peut rire de tout, le rire reste avant tout un partage social, y compris au travail ! L’humour bien utilisé peut permettre de débloquer une situation, faire passer des messages en douceur, ne pas trop se prendre au sérieux. C’est une forme d’esprit et d’intelligence situationnelle complémentaire aux capacités cognitives et créatives, véritable atout lorsqu’il faut faire preuve de leadership. Une personne capable de rire d’elle-même a déjà fait un sacré pas vers l’humilité, grande qualité du leader.
Avez-vous déjà été confronté dans votre activité professionnelle à une personne exerçant un leadership “toxique” ?
Le leadership n’est pas toxique en soi. C’est l’usage que l’on en fait qui peut l’être. J’ai effectivement travaillé avec un éditeur avec lequel j’avais créé une association. Il abusait de son charisme pour me manipuler. Petit à petit et sans que je m’en aperçoive, je me suis mis totalement à son service dans une relation malsaine allant jusqu’au harcèlement moral… Au cours de mon expérience dans l’éducation nationale, je me suis rendu compte que les leaders les plus toxiques étaient justement ceux qui se comportaient en petits « chefs », comme si faire preuve de leadership était synonyme d’exercer un pouvoir de contrôle et de veto.
Alors, qu’est-ce qu’un leader, pour vous, si ce n’est pas celui qui exerce son pouvoir ?
Pour moi, le leader est plutôt celui qui fait preuve d’autorité
Quelle différence faites-vous entre l’autorité et le pouvoir… ?
L’autorité implique que l’on soit « autorisé à ». Pour moi, être « autorisé à » signifie qu’on est reconnu comme légitime par ses pairs. Le « bon leader » fait partie du groupe qu’il influence, agit au nom de l’intérêt général et ne tire son pouvoir que de son autorité – soit son autorisation par les autres – un peu à l’image du chef des Indiens, dont le portrait est dépeint dans l’ouvrage La société contre l’État de l’ethnologue Pierre Clastres.
Cela signifie que son pouvoir se limite à la confiance que les autres accordent à ses capacités professionnelles et humaines, à ce qu’ils lui autorisent à exercer : on parle donc ici plutôt de légitimité et d’autorité. Ainsi, si un leader n’est pas reconnu comme légitime, c’est que que son autorité n’est pas acceptée ni reconnue par les autres, un peu comme lorsqu’un professeur fait face à une classe qui ne l’écoute plus. N’importe quel leader perd son pouvoir à partir du moment où ses pairs ne lui accordent plus leur confiance.
Que dit la philosophie de cette notion d’autorité conférée aux leaders ?
Machiavel pose la question suivante : « Vaut-il mieux être aimé que craint ? ». Le bon leader n’est pas le maître, d’après Rousseau, mais d’abord celui qui fait partie du groupe, aussi bien dans la perception des autres que dans la réalité. C’est celui qui, de ce fait, ne se place pas au-dessus du groupe. C’est aussi celui qui prend des décisions dans l’intérêt général, sans pour autant empêcher les idées et initiatives de ses collaborateurs. Il ne sera donc pas craint, mais plutôt ouvert à la participation de tout un chacun. Il offre à voir une forme de mérite personnel que Machiavel appelle « la vertu », et qui inspire les autres. C’est une figure de chef par “attraction” en quelque sorte… Aristote appelle ce phénomène le « premier moteur ». Le leader, par ses compétences, ses actions, ses valeurs, ses qualités et sa légitimité gagnée, attire et inspire. Et plus que d’inspiration, je parlerais d’aspiration. C’est le référent auquel les autres aspirent, qu’ils ont naturellement envie de suivre.
Quel exemple de la « pop philo » pourrait illustrer ce type de leaders ?
Partant du principe que les meilleurs leaders ne sont pas ceux qui cherchent à exercer un pouvoir mais ceux qui savent se rendre disponibles pour faire progresser les autres, c’est plutôt l’image du maître Jedi (gardien de la paix qui maîtrise la force dans la galaxie de l’univers de la Guerre des étoiles, dans Star Wars, ndlr.) qui me vient. Sa sagesse, son expérience, ses erreurs, ses valeurs imposent le respect et donnent envie de le solliciter.
Est-ce qu’être un bon leader s’apprend ?
Oui et non. Par exemple, le charisme ou encore l’humour, même si on peut les renforcer au cours de sa vie, sont innés pour certaines personnes. En revanche, on peut devenir leader, à travers des qualités à développer, comme savoir déterminer la direction que va suivre une équipe, se reposer sur les qualités de ses membres, etc.
Finalement, le leader idéal existe-t-il ?
Dans l’idéal, un leader est vertueux, humble ; ses actions sont dictées par l’honneur… Il me semble qu’une personne qui combinerait toutes ces qualités n’existe pas ! Il faut donc arrêter d’attendre le sauveur, l’homme providentiel, comme en politique ! Il faut désacraliser le leader idéal, que l’on suivrait sans se poser de question. C’est pour ça que je parle plutôt d’un chef de groupe, à qui je conseillerais de développer au maximum les qualités relevées ci-dessus.
Un dernier conseil pour les leaders ?
Savoir douter, y compris de lui-même. Être capable d’écouter les autres quand on est dans l’erreur, sans pour autant se faire influencer : c’est la dialectique du leader, qui ne doit pas être sourd aux conseils, ni n’écouter que ses conseillers. C’est quasiment contradictoire ; un équilibre difficile à trouver. D’où, encore une fois, l’intérêt du doute, aussi bien face aux paroles des autres qu’à ses propres pensées… sans que celui-ci nous paralyse au point de ne plus savoir prendre de décision. Le philosophe Sénèque affirmait d’ailleurs : « L’erreur est humaine et l’obstination est diabolique. » Cela vaut bien sûr pour les leaders !
Propos recueillis par Anaïs Koopman