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Marielle Barbe : « Osez le slashing !
Même les neurobiologistes sont contre la routine ! »

Marielle Barbe est un vrai couteau suisse. Si cela n’a pas toujours été facile à vivre, aujourd’hui, sa mission principale en tant qu’experte du “slashing” et de la multipotentialité est de « permettre aux pluriactifs de transformer leur profil hybride en atouts, en singularité  »… et donc d’accompagner l’évolution de la société et du monde du travail. Il y a quatre ans, la coache, formatrice et conférencière a publié son premier livre “Profession slasheur : cumuler les jobs un métier d’avenir” dans ce sens. Elle répond aujourd’hui à nos questions, pour nous aider à mieux cerner l’hybridation croissante du travail. 


Bonjour Marielle. Quelle est votre expérience du « slashing » ? 

Pendant 45 ans, il m’a été adressé qu’on ne comprenait pas ce que je faisais et que par conséquent,  il fallait que je me spécialise… Bon, en même temps, je changeais vraiment tout le temps de job (rires) ! En fait, j’attendais que ma vocation me tombe du ciel, un peu comme on attend le grand amour, tout en enchaînant plusieurs casquettes, dont je finissais toujours par me lasser. Il me manquait toujours quelque chose. En même temps, si certains ont la chance d’avoir une seule et même vocation depuis petits, ce n’est pas le cas de tout le monde ! Heureusement, il y a une dizaine d’années, je suis tombée sur un article au sujet des slashers et j’ai non seulement décidé d’assumer cet aspect de ma carrière et de ma personnalité, mais aussi d’accompagner l’évolution du monde de demain en aidant les autres multipotentiels. Depuis quelques années, je me bats pour qu’on aie le droit de trouver son équilibre à travers plusieurs activités sans être empêché ou jugé. Sur un plan plus personnel, je suis heureuse de ne plus avoir besoin de faire de choix  pour entrer dans une case… et de pouvoir honorer les nombreux aspects de ma personnalité ! 

Quelle est votre définition du slasheur ?

Pour être honnête, je n’aime pas beaucoup le terme « slasheur ». Je trouve sa définition trop réductrice : il est entré dans le Larousse en 2019 et il désigne plutôt les « personnes de la génération Y qui exercent plusieurs emplois et/ou cumulent plusieurs activités à la fois ». Aujourd’hui, je préfère nettement parler de multidimensionnalité de nos vies professionnelles, en sachant que cela n’englobe pas uniquement ceux qui doivent faire des boulots à côté pour faire bouillir la marmite de la famille : cela concerne aussi les personnes qui ont plusieurs activités, nourrissent des side-projects, qui intraprennent, ou qui sont en reconversion… On peut aussi être « slasher en mille feuilles », c’est-à-dire cumuler différentes formes de slashing soit en même temps, soit au long cours.  

Quelle est la différence entre la reconversion et le slashing ? 

Je trouve le terme « reconversion » obsolète. Il fait sens quand on s’autorise enfin à faire le métier dont on a toujours rêvé à 30 ou 40 ans. Aujourd’hui, avec l’évolution du travail, on ne se « reconvertit plus » une, voire deux fois dans sa vie : on devient multipotentiel. D’après ce que j’ai entendu à l’OCDE, les jeunes actifs d’aujourd’hui changeront en moyenne 13 fois d’employeurs au cours de leur vie…!

Est-ce qu’on peut dire que le slashing est devenu un phénomène de société ? 

Bien que peu d’études aient été menées à ce jour sur le sujet,  oui, c’est le cas. En 2016, le salon des micro-entrepreneurs comptait 16% de slasheurs parmi la population active, dont 70% l’étaient par choix. 

Comment expliquer le nombre croissant de slasheurs ? 

On dit souvent que cela est lié à l’ubérisation du travail, aux récentes crises économiques, à la digitalisation et à la nomadisation du travail, ou encore à  l’obsolescence des métiers… Et tout cela est vrai !   On oublie cependant un point essentiel : l’évolution des consciences et aspirations qui émerge chez les jeunes. Ces derniers sont de plus en plus curieux, enthousiastes, ils n’ont plus toujours envie de choisir une seule activité, mais plutôt de nourrir leur raison d’être, leur soif de sens en ayant plusieurs cordes à leur arc. Leur priorité n’est plus forcément de gravir les échelons d’un grand groupe, ou de gagner le maximum d’argent, mais plutôt de se diversifier et d’accéder à davantage de liberté. 

Est-ce que vous considérez qu’aujourd’hui, les slasheurs sont bien vus dans la société française ? 

Bien moins qu’à l’époque de la Renaissance, époque à laquelle les polymathes, soit les personnes qui se déploient dans des divers domaines en même temps, comme la peinture, la philosophie, la littérature… représentaient la norme et étaient donc très valorisés Aujourd’hui, malgré l’évolution du monde professionnel, on demande encore aux étudiants de se spécialiser. Cet adage a pourtant volé en éclat avec le covid : les entreprises et les indépendants qui s’en sont sortis sont ceux qui ont su développer une certaine agilité et s’adapter.

Dans votre présentation LinkedIn, vous écrivez : « Ma conviction : favoriser l’hybridation des talents, accompagner la multipotentialité, slasher est une solution “couteau suisse” pour répondre aux grands enjeux RH ! » Pouvez-vous nous expliquer en quoi le slashing est un avantage pour les slasheurs… et leurs employeurs ? 

D’abord, le fait de slasher est un immense moteur de créativité pour celles et ceux qui se l’autorisent et y sont autorisés. Cela profite autant à leur bien-être qu’à leur activité professionnelle, et donc à l’entreprise qui les emploie. En temps de crise, cela leur permet aussi de s’adapter plus facilement à des circonstances particulières, dans le cas où ils ne peuvent plus faire leur métier par exemple. Les pilotes, les stewards et les hôtesses d’Air France ont pu remarquer à quel point leur métier était fragile durant la pandémie.J’ai eu de ce fait l’opportunité de les former pour qu’ils puissent avoir au moins une autre corde à leur arc. D’autre part, c’est également un grand avantage pour les organisations.l Lorsqu’elles font face à une crise et doivent adapter leur activité – en digitalisant leur offre, par exemple – elles peuvent avoir besoin d’intégrer de nouvelles compétences dans le processus – dans cet exemple, un développeur dont l’expertise peut coûter chère… ! Au contraire, utiliser les talents en interne serait pour elles une manière de capitaliser et de valoriser les compétences visibles et invisibles de leurs collaborateurs tout en épargnant du temps et de l’argent. Au lieu d’encourager leurs collaborateurs à cacher sous le tapis les compétences qui n’entrent pas dans le scope de leur poste, elles ont plutôt intérêt à les identifier, pour pouvoir enfin les utiliser et les mettre en valeur. 

Que dit la science à propos des impacts de la diversification ? 

Les neurobiologistes sont clairement contre la routine !  En ce sens, slasher permet de rester en bonne santé : pendant longtemps, on pensait que le cerveau perdait en neurones actifs avec le temps, ce qui est en partie vrai. Cependant, il a été découvert qu’on en générait aussi de nouveaux jusqu’à la fin de nos vies à condition que  le stress et la routine, voire pire, le manque de motivation n’empêchent pas cette neurogenèse. Ainsi, si l’entreprise ne crée pas les conditions adéquates pour stimuler ses collaborateurs, ces derniers risquent de ne plus créer de neurones actifs et en conséquence, de manquer de créativité et d’efficacité.  Et puis, plus largement, lorsqu’on empêche des personnalités aux facettes incroyables et singulières de s’épanouir dans leurs études ou au travail , on fait face à un moment donné à un manque d’enthousiasme, au désengagement, à des bore ou burn-out, à une perte de sens…

Avez-vous l’impression que les entreprises valorisent enfin la diversification et les profils de slasheurs ? 

Malheureusement, les entreprises sont encore nombreuses à ne pas voir la valeur ajoutée de tels profils. Et puis, certains préfèrent manager des collaborateurs qui ont une étiquette sur le front. Aujourd’hui, ce sont plutôt les actifs qui sont de plus en plus enclins à aller vers une hybridation de leur poste. Cela est encore trop rarement à l’initiative des entreprises notamment en France où elles sont encore bien trop attachées aux fiches de postes, contrairement aux pays anglo-saxons. C’est un héritage de la révolution industrielle, comme le racontait si bien Pierre Rabhi, qui s’est longtemps amusé de l’étiquette d’ « ouvrier spécialisé » qu’on lui avait collé – sans qu’il ne sache trop en quoi il était « spécialisé »… Encore une fois, ce bagage, ce mythe français de la spécialisation brime la créativité de beaucoup et nous coûte cher en cas de crise, où l’on privilégie les avis d’experts à une vision plus globale.

Vous êtes donc « contre » les experts… ? 


Non, je suis plutôt contre l’idée qu’il faut absolument être expert pour être efficace. On est encore trop bloqués par une culture du diplôme, des parcours où l’échec n’a pas sa place. On a beau avoir gagné de belles batailles sociales, notre code du travail n’est pas assez souple pour garantir assez de liberté chez les actifs. Par exemple, en France, les fonctionnaires n’ont pas le droit d’avoir une activité à côté, de nombreux salariés doivent respecter un contrat d’exclusivité, tandis que dans d’autres cultures, anglo-saxonnes notamment, c’est très bien vu de cumuler plusieurs activités distinctes. 

Que conseillez-vous aux entreprises pour qu’elles laissent leurs collaborateurs se « régénérer en interne » ? 

Le plus important est d’abord de comprendre l’intérêt de déployer le potentiel des collaborateurs de tout âge. Il s’agit aussi de prendre conscience qu’on dort souvent sur une malle à trésors, qu’on ne connaît souvent qu’un pourcentage infime du potentiel de ses collaborateurs. Quand je vois la richesse des personnes que j’accompagne et ce pour quoi on les paye,  je suis convaincue que 90% des talents ne sont pas utilisés à leur juste valeur. Une fois qu’on en a conscience, le mieux est de permettre à ses collaborateurs de corréler leur évolution professionnelle et personnelle au même rythme. Ensuite, il ne faut pas avoir peur de libérer ses collaborateurs quelques heures par semaines pour qu’ils puissent faire autre chose que ce pour quoi on les a embauchés ! Ils peuvent soit se diversifier au sein de l’entreprise, soit faire quelque chose qui n’a rien à voir avec leur activité mais qui leur fait plaisir : ils seront encore plus motivés par leur travail. Les entreprises qui adoptent la semaine de quatre jours l’ont bien compris. Dans mon cas, par exemple, si je n’ai ne serait-ce qu’une heure pour faire du yoga ou de la sophrologie et ainsi nourrir mon équilibre « tête-corps-coeur », je me sens alors beaucoup mieux dans ma vie, y compris dans mon travail. 

Avez-vous un exemple d’initiative allant dans ce sens ? 

Le gouvernement canadien à tout compris. Face au plein emploi, il n’arrivait pas à régénérer son parc de fonctionnaires. Alors, en 2016, il a fondé le programme « Agents libres du Canada », visant à offrir aux fonctionnaires la sécurité de l’emploi à vie, ainsi que la possibilité de changer de mission tous les 6 mois à 2 ans maximum, en corrélant leurs compétences et leurs appétences afin d’identifier des missions qui leur correspondent. Grâce à un suivi par des coachs, on a pu recueillir beaucoup de supers échos. Le fait le plus marquant ? La satisfaction de pouvoir évoluer tout au long de sa vie professionnelle

Propos recueillis par Anaïs Koopman

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