Denis Pennel suit l’évolution du travail de très très près. Et ce, depuis des années. Écrivain, chroniqueur littéraire, conférencier, il dirige la Confédération Mondiale de l’Emploi avec la même passion qui l’animait déjà lorsqu’il a porté cette casquette pour la première fois, il y a plus de dix-sept ans. Aujourd’hui, il raconte pour AlterNego en quoi les changements sociétaux influent sur les transformations du travail. Il revient notamment sur le concept de « libertartiat » qu’il a développé après avoir identifié certaines caractéristiques du salariat, devenues obsolètes. Entretien.
Bonjour Denis. Pouvez-vous nous présenter votre travail ?
Mon travail… c’est le travail (rires). En réalité, je suis passionné par l’évolution du travail. En tant que Directeur Général de la Confédération Mondiale de l’Emploi (ou World Employment Confederation), j’œuvre depuis 16 ans à un meilleur fonctionnement du monde du travail au niveau international : 50 pays et de nombreuses grandes organisations du travail – telles que l’OCDE Paris, la Banque Mondiale, etc. – sont représentés par la confédération. J’ai aussi écrit plusieurs ouvrages à propos de la transformation du monde professionnel, dont Travail, la soif de liberté. J’avais beau chercher, je n’ai jamais trouvé LE livre que j’aurais aimé lire sur les nouvelles aspirations du travail, l’évolution des envies et besoins des individus, sur leur relation au travail… alors j’ai voulu y remédier.
Mais d’où vient cette passion pour le travail, en tant que sujet de recherche ?
Je crois qu’elle a toujours été là. Cela fait maintenant 25 ans que je travaille dans le secteur du recrutement et des ressources humaines. Au-delà de mon propre parcours, le travail est un sujet qui nous concerne tous. Qu’on soit étudiant et bientôt sur le marché de l’emploi, en recherche d’emploi ou déjà actif, ou encore dans une démarche d’évolution de carrière ou de reconversion, le travail est une partie très importante de nos vies et peut être un vrai vecteur d’épanouissement personnel, si on sait se poser les bonnes questions.
Et pourtant, dans un contexte de quête de sens au travail, de rééquilibrage des temps de vie, n’avez-vous pas l’impression que la « valeur travail » décroît depuis un moment ?
Contrairement à l’avis de certains, je ne crois pas du tout à la perte de la valeur travail. La France est notamment un des pays d’Europe où la valeur travail est la plus élevée, comparé aux pays anglo-saxons, où les actifs ont une vision beaucoup plus pragmatique du travail et laissent moins facilement la porosité vie pro/vie perso s’installer. En général, une fois qu’ils ont fermé leur ordinateur, ils passent à autre chose, tandis que les actifs français vont avoir tendance à rapporter leurs problèmes de travail à la maison. En revanche, je suis convaincu que nos attentes par rapport au travail ont évolué.
Au point de prédire la fin du salariat ?
Pas tout à fait. Ma conviction est que si le salariat n’évolue pas, il risque de disparaître. Or, on peut encore espérer qu’il s’adapte aux nouvelles attentes des actifs.
Que préconisez-vous exactement, pour que le salariat s’adapte davantage à l’évolution des aspirations de la population active ?
Le salariat doit évoluer par rapport aux critères sur lesquels il s’est construit. D’abord, le salariat repose sur une sorte de « servitude volontaire », sur un lien de subordination. Il permet une sécurité relative de l’emploi, à un salaire fixe, et avec des avantages sociaux, or, en contrepartie, un supérieur hiérarchique peut exercer son autorité sur ses employés. Ici, le problème réside dans le fait que le concept même d’autorité ne fonctionne plus très bien à notre époque, notamment chez les jeunes générations. Au départ, le salariat impliquait l’unité de temps, de lieu et d’action. Avant de se généraliser, la plupart des actifs étaient soit des travailleurs agricoles, soit des artisans, soit des commerçants, bref, essentiellement des travailleurs indépendants. Ce n’est que dans les années 30, lorsqu’on a industrialisé la France et développé les usines, que l’on a eu besoin de cette main d’œuvre pour passer des champs aux chaînes de production. Cette transition impliquait que tout le monde se retrouve sur la chaîne au même moment.
À ce propos, ne pensez-vous pas que le salariat ait déjà amorcé un virage vers davantage d’autonomie ?
Si, le salariat a déjà commencé à bouger, du moins en partie. On peut dire qu’il devient plus libertain (rires). Par exemple, le présentéisme est de moins en moins prégnant. Aujourd’hui et suite à la digitalisation, au développement de l’économie de service et plus récemment à la pandémie, l’unité de temps et de lieu ne concerne plus qu’une petite minorité qui n’a pas accès au télétravail. Quant à l’unité d’action, elle est devenuet aussi de plus en plus rare : il existe aujourd’hui quarante types de contrats différents en France ! Pour autant, un point essentiel n’est pas (encore) réglé à ce jour dans le salariat : il devient urgent de modifier la relation de subordination induite par le salariat pour aller vers une relation de collaboration.
En parallèle, qu’en est-il du statut d’indépendant ? N’occupe-t-il pas une place de plus en plus prépondérante sur le marché du travail ?
Depuis le début des années 2000, le travail indépendant a connu un essor qui n’était pas arrivé depuis plus d’un siècle. Aujourd’hui, en France, 11% des travailleurs sont indépendants. Si la majorité des actifs fait encore partie de la masse salariale, le part de travailleurs indépendants augmente et est sans doute sous-estimée en France. De nombreuses activités commerciales (ventes sur Vinted, Etsy) et de service (services de VTC) ne sont pas forcément déclarées, mais bien réelles. Par la suite, la loi de modernisation de l’économie le 4 août 2008 a introduit le statut d’entrepreneur individuel, l’auto-entrepreneur, facilitant ainsi l’accès à l’indépendance.
Au-delà du salariat toujours prédominant mais challengé par le statut d’indépendant, de nouvelles formes de travail semblent se développer. Comment imaginez-vous le monde du travail de demain ?
Face à la part croissante d’actifs indépendants et de travailleurs pluriactifs (-soit des actifs qui cumulent plusieurs activités salariales, soit qui sont à la fois salariés et auto-entrepreneurs, ou encore indépendants et ayant une activité commerciale de biens ou de services sous forme de salariat), on constate une vraie décomposition d’un modèle unique – celui du salariat – pour une diversité de formes d’emplois pouvant répondre à diverses aspirations par rapport au travail. L’objectif n’est donc plus de proposer une solution unique qui satisferait toutes ces aspirations, mais bien de proposer aux actifs des solutions multiples et variées. Le modèle unique ou monolithisme sur le marché du travail, c’est terminé !
Parmi ces solutions figure le « libertariat », une notion que vous avez développée… Pouvez-vous nous en dire plus ?
Aujourd’hui, les individus veulent du sur-mesure. Ils veulent avoir le choix parmi plusieurs options. Ils sont dans une optique de consumérisation du travail, dans le sens où ils s’attendent à le consommer comme un bien ou un service lorsqu’ils décident ce qu’il font, avec qui et comment. Alors, face au « ras-le-bol des modèles d’entreprises classiques et du top-down strict, plus particulièrement chez les jeunes générations », j’ai donc imaginé un modèle qui puisse mêler le meilleur des « deux mondes » : celui du salariat et du travail indépendant. Autrement dit, j’ai voulu préserver le besoin de liberté et de maîtrise des individus en leur garantissant un cadre protecteur (sécurité sociale, chômage, etc.). Pour ce faire, je me suis appuyé sur le triptyque « liberté, sens, maîtrise« , trois valeurs devenues primordiales chez la plupart des actifs. La liberté consiste à choisir son style de vie et sa façon de travailler (en termes d’horaires, de lieux, etc.). Le sens consiste à comprendre à quoi sert notre travail, en quoi il contribue à une meilleure société (c’est surtout important pour les jeunes). La maîtrise, quant à elle, consiste à reprendre le contrôle sur le contenu (pouvoir prendre des initiatives, par exemple) et sur l’organisation de son travail, ce qui signifie qu’on peut fixer soi-même les conditions de réalisation du contenu de son travail.
Une forme de travail “augmentée” en quelque sorte ! Quid de l’égalité des chances pour y accéder ?
Encore une fois, l’idée n’est pas de promouvoir un modèle unique. Il n’y a pas de solution idéale. Nous disposons déjà d’une diversité d’options et c’est ça, la vraie liberté : avoir le choix. À chacun de trouver ce qui répond le mieux à ses envies et contraintes. Je suis cependant convaincu qu’il faut se méfier de l’image qu’on se fait du travailleur indépendant forcément très qualifié (comme un journaliste ou un avocat) : le libertariat pourrait justement permettre à des personnes peu qualifiées de développer leur propre projet en faisant fi des discriminations du salariat et sans prendre les risques du statut d’indépendant tel qui est actuellement.
Trouvez-vous le statut indépendant actuel injuste, voire risqué pour ceux qui l’occupent ?
Oui, complètement. Le travailleur indépendant prend des risques en étant à son compte, en étant le garant principal du bon déroulement de ses missions tout en cherchant constamment de nouveaux clients et pourtant, c’est lui le moins protégé. Les salariés prennent bien moins de risques ! Et pourtant, ils manquent souvent de liberté, d’autonomie. Pourquoi choisir entre ces deux valeurs… et la protection ? Pourquoi ne pas réconcilier l’individualisme au travail avec une dynamique collective et ce, même pour les indépendants ?
Certains détracteurs pourraient vous demander si le libertariat n’est pas utopique ?
Cela peut paraître utopique, or pendant la pandémie, on a bien été capables d’aider les indépendants, à base de compensations. Les Pouvoirs Publics se rendent compte peu à peu que les indépendants ont besoin d’une certaine protection, bien qu’il y a ait encore du travail de ce côté-là. Cela a certes, un coût… mais cela reste possible ! De toute façon, on a passé un seuil avec la pandémie : on ne pourra pas revenir en arrière en demandant aux salariés d’être en présentiel à 100%, ni aux indépendants de n’attendre aucune aide en cas de difficulté. Cet effet de cliquet va sûrement influer sur la création de nouvelles formes de travail, comme le libertariat.
Et pour les entreprises, cette diversité de statuts et de formes de travail est un peu compliquée à gérer, non ?
C’est sûr que c’est plus compliqué pour les recruteurs, managers et ressources humaines de gérer une main d’œuvre de salariés (CDD, CDI, etc…), de consultants, d’indépendants, d’intérimaires… Mon conseil serait donc d’individualiser et de centraliser les aspirations de chacun ! En d’autres mots, de partir des attentes des collaborateurs pour ne pas risquer la pénurie de main d’œuvre à force de manquer de flexibilité, puis de mettre en place une sorte de gestion centralisée de ces différents types d’emplois et d’interventions. Par exemple, j’ai pu constater que les consultants étaient souvent gérés par des directeurs d’achat et non par les ressources humaines : un non-sens total selon moi. Les ressources humaines devraient pouvoir manager toutes les personnes qui contribuent d’une façon ou d’une autre à l’entreprise. Cela permettrait à cette dernière d’avoir une vision globale de leurs collaborateurs internes et externes, et une stratégie de montées en compétences associées. Dans tous les cas, les entreprises ont tout intérêt à adapter leurs stratégies RH aux différentes attentes des actifs. Leur attractivité auprès de ces derniers et leur marque employeur en dépendent.
Propos recueillis par Anaïs Koopman