On a (eu ?) le management au féminin, le leadership au féminin, le sport au féminin, l’histoire au féminin… Autant d’expressions sous-tendant l’idée que les femmes auraient une manière bien à elles d’encadrer, de diriger, de courir, de taper dans une balle, d’entrer en compétition, de s’inscrire dans le temps long etc. Une porte d’entrée aussi pour soutenir l’hypothèse d’un plafond de verre résultant non seulement de structures sociopolitiques leur étant défavorables mais aussi d’un « style » féminin qui aurait encore du mal à infuser les codes de la vie professionnelle, du pouvoir, de la conversation sur toutes sortes de question… Dont celle de l’argent.
Ainsi, si les femmes gagnent moins que les hommes, ce serait en partie parce qu’elles ne savent pas négocier comme les hommes. Mythe ou réalité ? Jean-Édouard Grésy, expert de la négociation et Marie Donzel, experte inclusion & innovation sociale démêlent le vrai du faux.
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Quand on pose la question du genre de la négociation à des groupes de cadres, les réponses sont contrastées. Cette question est en fait à tiroirs, ce qui explique l’ambivalence qu’elle peut générer. Premier tiroir, que répondre quand il s’agit d’une négociation commerciale, sociale, d’équipe ou de projet… ? En l’espèce les choses sont très claires, la négociation n’est pas « sexospécifique ». C’est une bonne nouvelle, quand on sait qu’un ou qu’une manager consacre pas loin des 2/3 de son temps à négocier (négocier étant ici entendu comme participer à un système de décision conjointe). Il y a eu beaucoup de recherches universitaires sur le sujet et rien de concluant n’est véritablement sorti dans les différences hommes/femmes. Par exemple dans la sous-rubrique « gestion des émotions », il a surtout été montré que l’acceptation sociale des réactions des femmes et celle des hommes n’est pas la même : il est plus accepté socialement qu’un homme exprime sa colère et qu’une femme exprime sa tristesse. Mais si l’on devait suivre la logique des stéréotypes, négocier serait plutôt une aptitude « féminine », relevant en grande partie de compétences relationnelles. La négo, c’est la fête des soft-skills : empathie, intelligence des situations, créativité, communication, esprit « problem solver », motivation… On dit des femmes qu’elles auraient des aptitudes « essentielles » en la matière. Sauf qu’il faut se méfier des « on dit », car une compétence n’est pas une donnée in abstracto. C’est une capacité à mettre en œuvre, une potentialité à exprimer, un savoir-faire à exercer. La négociation est définitivement plus une affaire d’expérience, de formation et de personnalité que de genre !
Négocier pour soi, plus difficile (pour les femmes) que de négocier tout court ?
Deuxième tiroir, que répondre quand il s’agit de négocier pour soi-même ? A la fin des années 2000, l’ouvrage de Linda Babcock, Women Don’t Ask: The High Cost of Avoiding Negotiation, avait fait l’effet d’une bombe : y était affirmé que les femmes auraient en moyenne 2,5 fois plus d’appréhensions que les hommes à négocier et que leurs objectifs chiffrés seraient en moyenne 30 % inférieurs à ceux des hommes. Ce qui représenterait un manque à gagner de 500 000 $ en moyenne sur l’ensemble d’une carrière. Ces chiffres sont à relativiser, à la lumière de ceux d’une récente étude Audencia-KPMG qui révèle que 34% des femmes entrant sur le marché du travail négocient leur rémunération, pour 41% de leurs homologues masculins. Il y a encore un écart mais il y a du progrès : il y a 10 ans, une étude de l’Université de Munich indiquait que si près d’un homme sur deux négociaient son salaire à l’embauche, ce n’était le cas que pour une femme sur huit.
Ce tiroir de la « négociation pour soi » comporte en réalité deux autres questions car il faut bien distinguer la négociation à l’embauche et la négociation une fois que l’on est en poste. Sur le premier volet, l’écart se resserre et il peut se faire d’autant plus facilement si les entretiens sont davantage préparés, en particulier le volet rémunération. Si pour certaines personnes, il est plus difficile de négocier pour soi-même que pour les autres, c’est en grande partie qu’il est plus facile de jouer dans le périmètre d’un mandat qui a été préalablement négocié que d’autodéterminer sa propre zone d’accord possible. Si l’on constate que les femmes sont d’excellentes négociatrices quand il s’agit des intérêts des autres (elles négocient très bien le budget de leur département, les augmentations des membres de leur équipe, les conditions commerciales avec les clients et/ou fournisseurs), elles semblent ainsi plus discrètes quand il s’agit des leurs. D’où l’importance de se préparer avec un partenaire, des amis, des collègues, un ou une mentor… pour valider que les termes du mandat que l’on pourrait définir pour soi-même sont ni trop flous ni trop rigides et optimiser ses chances d’obtenir ce que l’on mérite et/ou ce que l’on vaut.
Une fois qu’on est en poste, les choses se complexifient. Une étude de la plateforme RegionsJob en 2016 mettait en évidence qu’après quelques années de vie professionnelle, les femmes font autant de demandes d’augmentation que les hommes, sans pour autant les obtenir avec la même fréquence (elles ont en moyenne 25% de chances en moins d’obtenir une augmentation sollicitée). Premier enseignement : celles qui n’ont pas négocié au démarrage apprennent à négocier ensuite, ce qui accrédite l’idée que l’on est sur une compétence qui n’a rien d’innée et ne demande qu’à se développer. Second enseignement en forme de questionnement : négocier c’est bien, mais comment négocier efficacement ?
Comment bien négocier ?
C’est truisme de le dire, mais négocier demande d’avoir confiance. En soi, certes, mais aussi en l’autre et en l’organisation (où l’on retrouve notre fameux trapèze de la confiance). Aussi, il est stérile de pointer du doigt un prétendu déficit de confiance en soi des femmes, car leur niveau de confiance en elles est intrinsèquement lié à la confiance qu’on leur accorde et qu’on leur manifeste. Quand, lors des entretiens de recrutement ou d’évaluation, les femmes sont davantage interrogées sur leurs compétences et leurs expériences passées que les hommes (étude de l’UCLA, 2017) tout comme elles sont nettement plus souvent interpellées sur leur disponibilité (étude KPMG-Audencia, 2019), cela déforme les conditions de la conversation. Donc, ce que l’employeur peut commencer par faire pour renforcer l’égalité des chances face à la négo, c’est de conscientiser aux risques de biais toute personne impliquée dans les décisions liées à la rémunération de toutes et tous.
Négocier demande aussi de la méthode. Il y va d’abord de la clarification du sens de la rémunération. Cette « fonction manifeste » du travail (pour reprendre la terminologie de Marie Jahoda) parle de la valeur du travail et de la contribution à la production de richesse (pécuniaire comme immatérielle) de l’organisation. Mais l’histoire a déposé sur la rémunération des femmes une autre empreinte : jusqu’en 1946, on parlait de « salaire féminin » et on calculait la rémunération des dames en fonction non de la valeur de leur travail mais d’une estimation de leurs besoins. Dans l’élaboration de leur salaire, on prenait donc en compte le patrimoine et le niveau de vie de leurs parents et conjoint, le nombre d’enfants à charge, éventuellement leur coquetterie (véridique !) ou les frais afférents à leur vie sociale etc. Quoique soit affirmé depuis 1919 le principe « à travail égal, salaire égal » et que le « salaire féminin » soit formellement interdit depuis plus de 70 ans, force est de constater une certaine latence de cette approche de la rémunération des femmes… Et cela vient souvent des femmes elles-mêmes, qui vont plus souvent que les hommes invoquer leur situation personnelle, le coût de la vie ou leurs besoins dans les discussions avec l’employeur. Frein intériorisé, quand tu nous tiens !
En matière de négociation, la méthode c’est aussi la prise en compte des intérêts de chaque partie. De ce fait, parler seulement de soi et de ses besoins n’est pas ce qui permet le mieux d’aboutir à un accord bien compris. Négocier, c’est aussi créer de la valeur et au-delà du salaire stricto sensu, il y a de nombreuses options qui peuvent élargir les possibilités de s’entendre (part variable, avantages en nature, temps et flexibilité du travail, évolution de carrière, formation, ressources, budget, visibilité…). L’employeur perçoit la rémunération comme un échange immédiat (en contrepartie de votre travail de tous les jours, vous recevez une certaine somme) mais aussi un échange différé (votre rémunération parle aussi de ce que l’employeur et vous investissez dans votre relation : de la fidélité, de l’engagement, de l’évolution, de nouveaux objectifs à atteindre, des défis à relever, des projets structurants et/ou de nouveaux relais de croissance…). Il y a donc dans la rémunération de l’endettement réciproque, au sens de Marcel Mauss.
Femmes et hommes sont-ils égaux à cet endroit ? Les chiffres sont étonnants : si les femmes se révèlent plus fidèles à l’employeur que les hommes (elles mettent deux fois et demi plus de temps à quitter une entreprise quand elles se voient refuser des augmentations), elles seraient en même temps moins promptes à prendre le pari de la relation puisqu’on les voit plus souvent demander une revue à la baisse des objectifs proposés par l’employeur quand ce n’est pas carrément renoncer à une augmentation liée à un challenge parce que celui-ci leur paraît trop difficile à relever. Ici, bien entendu, joue le poids des stéréotypes ancrés dès la petite enfance, qui encouragent plutôt les petits garçons à la témérité et les petites filles à la prudence. Mais rien n’est figé : la plasticité cérébrale nous permet de faire évoluer nos perceptions, essentiellement quand l’environnement nous propose des alternatives aux constructions sociales stéréotypées. Il ne faut pas oublier qu’il y a un rapport de force dans une négociation et qu’en dernier recours, c’est la responsabilité de chacun de faire valoir ses alternatives en l’absence d’accord.
Marie Donzel et Jean-Edouard Grésy