Le langage est l’un de nos premiers liens avec le monde. En utilisant les mots, nous arrivons à communiquer et à donner un sens aux choses que nous voyons, aux odeurs que nous sentons, aux sensations de notre peau, aux bruits que perçoit notre ouïe… Il est donc parfaitement naturel que ce qui nous « touche » fabrique du langage. Le coronavirus n’échappe pas à cette loi générale de la créativité sémantique : « gestes barrières », « cluster », « confinement », « distanciation sociale »… Mais quelle est la fonction de ces mots ? « Anticorps » face aux effets de la « crise » (métaphore clinique, s’il en est) sur nos perceptions ? Force performative de transformation de nos façons de lire le monde ? Objets nouvellement identifiés de communication favorisant la discipline de la population ? Marcos Fernandes, journaliste et concepteur-rédacteur pour AlterNego s’est penché sur la langue du Covid-19.
Le film L’énigme de Kaspar Hauser raconte l’histoire d’un mystérieux personnage ayant vécu en confinement durant des années sans rien voir du monde extérieur. Quand, enfin, il obtient le droit de « sortir », Kaspar est le dieu de sa propre Genèse : ne connaissant pas les mots qui définissent chaque objet, rien n’existe pour lui, rien n’a été créé ni inventé. Tout reste à faire. Et ce, à travers le langage. En attribuant une signification, par exemple, à cette chose grise et ronde posée par terre (« pierre »), il « fabrique » un premier élément pour comprendre le monde qui l’entoure.
Cette histoire phare de la sémiotique et de la sémiologie est un exemple de ce qui se passe lorsque nous nous trouvons dépourvu·e·s d’un langage précis pour nous guider face à un environnement inconnu. C’est ce qui nous arrive quand nous atterrissons, par exemple, dans un pays dont la langue nous est étrangère. Et c’est ce qui nous est arrivé avec l’apparition et la propagation inexorable du coronavirus dans le monde. Notre vocabulaire a été peuplé chaque jour par des termes et des expressions jusqu’alors peu ou pas utilisés.
La découverte de ce territoire linguistique nous a été essentielle pour saisir l’importance de ce que nous vivons. Le seul terme de « coronavirus » a suffit pour conscientiser certain·e·s. D’autres ont dû attendre la qualification de « pandémie » par l’OMS pour saisir l’ampleur du phénomène. Finalement, le « confinement », bien qu’absent du discours d’Emmanuel Macron du 16 mars 2020, a très vite monopolisé la parole médiatique, politique et citoyenne pour mettre les mots sur ce que nous vivions.
Vaincre le coronavirus pour… Trouver la paix ?
Les dirigeant·e·s se sont appuyé·e·s sur le langage pour réagir à la crise sanitaire, chacun·e à sa manière. L’exemple le plus marquant en France est bien évidemment le discours du 16 mars d’Emmanuel Macron. « Nous sommes en guerre », a-t-il répété, six fois. Pour la chancelière allemande Angela Merkel, le coronavirus est « le plus grand défi » de son pays depuis la Seconde Guerre mondiale. La reine Elizabeth II, se voulant rassurante, a affirmé : « Nous vaincrons ». Tandis que du côté des Amériques, Donald Trump a minimisé l’impact de l’épidémie en comparant le virus à celui de la grippe. Suivant ses pas, le président brésilien, Jair Bolsonaro, a fait un discours à contre-courant du reste du monde, en incitant la population à « continuer à vivre normalement ».
Mais les mots d’Emmanuel Macron ne sont pas les seuls à placer la crise sanitaire dans un contexte de guerre. L’expression « en première ligne », pour parler de celles et ceux qui sont au front de la résistance contre le virus, a été reprise par plusieurs médias en dehors du discours présidentiel. Ouest France : « Coronavirus : à Rennes, avec les ambulanciers en première ligne face à la crise ». France 3 : « Coronavirus : Les agences régionales de santé en première ligne ». L’Est Républicain : « Coronavirus : les petits commerçants sont en première ligne ». Alors que, comme nous le rappelle le linguiste Jean Pruvost, « la ‘‘première ligne’’, durant la Première Guerre mondiale, désignait surtout la première tranchée (…) En cas de bombardement de la première tranchée, il y avait juste derrière la deuxième, prête à se battre ».
Aujourd’hui, on ne peut plus chercher « ennemi invisible » sur Google sans tomber sur des articles autour du coronavirus. Ensemble, nous « luttons contre » cet adversaire microscopique. Nous respectons les « gestes barrières » et le « confinement ». Le discours de guerre s’est répandu dans notre langage quotidien et nous n’hésitons plus à l’utiliser pour décrire cette période que nous vivons – peut-être parce que, comme la reine Elizabeth II, nous souhaitons tou·te·s vaincre et, pour y arriver, il faut se battre. Y compris dans le champ linguistique.
Le rire, ce vaccin millénaire !
L’apparition de néologismes tels que « quatorzaine » (en référence aux 14 jours de quarantaine recommandés) ou d’anglicismes comme « clusters » (les foyers de l’épidémie) n’est pas le seul changement de paradigme apporté par la pandémie de Covid-19. Il faut aussi reconnaître que vivre confiné à l’ère des réseaux sociaux relève d’une certaine chance : non seulement garder contact avec nos proches reste facile pour celles et ceux ayant accès à Internet, mais il y a tout un sens de communauté et de partage rendu possible grâce au Web.
Les mèmes représentent une autre réaction sémantique à la crise sanitaire. Ces images contenant des concepts parfois très complexes et souvent dotés d’une ironie assez sophistiquée sont une langue à part entière et globale, une sorte d’espéranto moderne. Chaque pays a eu sa dose de mèmes sur le sujet, en parlant du virus lui-même ou de la situation surréaliste de vivre plus d’un mois en confinement. Ces blagues en forme de GIF ou d’illustrations révèlent parfois beaucoup de choses sur nous et fonctionnent également comme moyen de faire sortir la pression dans un climat anxiogène. Le rire est mécanisme de « coping », pour reprendre un autre terme courant de cette crise.
L’expression artistique est une autre forme de langage ayant fait son apparition pendant le confinement. Rien de nouveau : dans le passé, beaucoup d’artistes ont créé des œuvres lors de longues périodes de solitude. La différence, aujourd’hui, est la possibilité de publier, de surpublier même, et de le faire en temps réel – sur les réseaux sociaux, nous n’avions jamais vu auparavant autant de personnes utilisant l’outil de transmission « live ».
La science est une langue universelle et essentielle
Au milieu de tous ces nouveaux et anciens termes, néologismes, anglicismes et formes d’expressions diverses, il y a un type de langage important et efficace : le scientifique. Les médias sont passés du terme plus général « coronavirus » à SARS-Cov-2 (abréviation en anglais de « severe acurate respiratory syndrome »), pour ensuite parler plus précisément de la maladie provoquée par ce virus spécifique, le Covid-19.
Dans le lexique médical il y a aussi les personnes asymptomatiques (infectées mais ne présentant pas de symptômes), les malades avec des complications (à distinguer de celles et ceux qui ont de la fièvre et de la toux, mais ne nécessitant pas de traitement intensif) ou les groupes à risque (individus plus susceptibles de développer une forme plus grave du Covid-19 en raison de leurs maladies chroniques, de leurs problèmes respiratoires ou d’un faible système immunitaire).
Ce langage doit être observé avec beaucoup d’attention car, malgré l’aspect technique de ces termes qui font plus penser à des codes qu’à des mots, il prend une place assez importante dans la façon dont les gens vont se comporter par rapport à cette situation. Prenons le cas d’une autre crise sanitaire, celle du VIH, le virus qui provoque (en cas d’absence de traitement) la maladie du SIDA. Ces termes (VIH et SIDA) sont souvent compris comme des synonymes, alors qu’il s’agit de deux réalités complètement différentes. Il aurait fallu néanmoins que l’information soit diffusée de façon claire pour la vulgariser – et quand bien même, quatre décennies plus tard ce n’est pas encore tout à fait le cas !
Concernant le coronavirus, c’est la même chose : il faut s’en tenir à l’information scientifique actualisée. D’autant plus qu’il s’agit d’un agent pathologique jusqu’ici inconnu et que l’on découvre tous les jours les nouvelles données sur cet « ennemi » qui le rendent, peu à peu, plus visible. Car tel est le but du langage : apporter de la lumière là où il fait sombre.
Marcos Fernandes