Précédemment dans « 4 jours pour questionner la semaine de 4 jours » : ayant mis en évidence que la semaine de 4 jours pouvait recouvrir une opération de réduction du temps de travail et/ou une modalité d’organisation du travail, nous avons interrogé les raisons de l’engouement qu’elle suscite et évoqué les inégalités sociales face au temps libéré. Tout ceci nous conduit à poser une nouvelle question : et si au lieu de gagner un jour de vie privée par semaine, nous cherchions à dégager du temps de vivre-ensemble ?
Quand le travail perd son pouvoir de faire du « vivre ensemble »
Le désir de semaine de 4 jours, comme l’attachement au télétravail (volontiers vu comme un droit, sinon un acquis social dans le vécu de l’exécution des accords) ou les expressions du quiet quitting soulignent en creux la désaffection pour l’espace-temps du travail. La préférence pour la vie privée qui s’exprime quand le travail passe après la famille, mais aussi — et c’est historique — après les amis et après les loisirs dans les priorités des Français raconte aussi la lame de fond de l’individualisation et du repli sur les entre-soi qui traversent toute la société.
Le travail est traditionnellement un des lieux du côtoiement et de la coopération avec ceux que l’on ne choisit pas. Il compte en cela parmi les espaces-temps qui normalement contribuent au brassage des profils, des classes sociales, des cultures, des opinions. Hélas, ce pouvoir du travail de fabriquer du commun est en perte de vitesse, selon le sociologue Olivier Godechot qui fait le constat de « lieux de travail de plus en plus ségrégués », désormais plus producteurs d’isolement des élites et de cloisonnement entre sociogroupes que de (re)composition du vivre-ensemble.
A cet enjeu du vivre-ensemble, lourd de conséquences pour la société et la démocratie, faut-il répondre en actant de la préférence des individus pour un surcroît de temps privé ou se pencher sérieusement sur les moyens de (re)faire commun au travail (et ailleurs) ?
Donner au moins 20% de notre temps à la reconstruction du commun
Céder à la semaine de 4 jours, c’est donner 20% de notre temps de travail à l’entre-soi intime et/ou social. Et si, ces 20%-là, on envisageait de les consacrer au contraire à la reconstruction du travail comme espace social, idéalement porteur d’inclusion, de partage, de solidarité, de projets collectifs, de développement des individus au contact des autres ? C’est une ambition haute et optimiste mais pas chimérique. C’est de toute façon une nécessité face aux grands défis du monde contemporain, à commencer par ceux induits par le changement climatique, qui ne sauraient être relevés autrement que par l’action collective et solidaire.
Mais pourquoi investir cet effort dans le travail alors même qu’il est loisible de le projeter dans l’engagement politique, associatif ou communautaire ?
D’abord, parce que le travail est au cœur de l’économie, là même où se jouent les tensions les plus fortes entre impératifs environnementaux & sociaux et modèles de performance. Il est impensable d’abandonner ce terrain aux seuls intérêts individuels ni aux seules puissances financières.
Ensuite, parce que le travail, du fait de sa fonction rémunératrice (il s’agit de « gagner sa vie ») donne force de nécessité aux relations qu’il implique et aux droits et devoirs auxquels il oblige. A ce titre, c’est idéalement un lieu de la persévérance plutôt que de l’évitement : où l’on s’engage à faire durer les relations — les réparer quand elles s’abîment —, car c’est nécessaire et indispensable.
Troisièmement, parce que le travail est une structure qui dispose déjà d’un cadre pour faire commun : le code du travail et tout ce qu’il prévoit pour rendre possible l’inclusion (à commencer par la prohibition des discriminations) et organiser le partage de la valeur. Le véhicule prioritaire pour faire de ce cadre une réalité dynamique existe aussi : c’est le dialogue social. Il serait dommage de le laisser avancer au ralenti et plus encore de le remiser au garage.
Intraprendre la régénération du travail
Il y a quelques années, une autre semaine de 4 jours s’inventait, avec les programmes d’intrapreneuriat des entreprises. Pour la plupart, ces programmes prévoyaient de libérer 20% du temps de travail pour que des salariés se consacrent au développement de projets autres que ceux correspondant à leur fiche de poste. On en a observé les effets positifs, aussi bien sur le business avec la création de nouveaux produits ou services profitables (le Post-it, la Playstation, la messagerie Gmail sont des exemples emblématiques) que sur le développement des compétences, l’accélération de la carrière des populations freinées par le plafond de verre et plus globalement la qualité de l’expérience collaborateur.
Et si on appliquait la méthode de l’intrapreneuriat à l’innovation sociale dans les entreprises ? Et si, plutôt que de rendre un jour par semaine à la vie privée, on donnait un jour par semaine à la régénération du travail ? Un jour pour œuvrer collectivement à prévenir les souffrances et violences en dépassant le seul stade de la conformité aux textes de loi pour trouver de nouvelles idées pour faire des sentiments de sécurité, de dignité et d’équité au travail une réalité. Un jour pour penser ensemble les transformations et envisager des solutions collégialement choisies pour les conduire plutôt que les subir. Un jour pour envisager l’évolution des business models et des modalités d’évaluation de la performance. Un jour pour mettre le travail en travail.
Conclusion : Se donner plus de temps pour faire des choses importantes est toujours une bonne idée. A nous de décider de faire de la réinvention du « vivre ensemble » une priorité et de lui accorder du temps et des moyens à la mesure de l’ambition.
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Lire les précédents épisodes du feuilleton sur la semaine de 4 jours :