Le rapport au travail n’a jamais autant évolué qu’au cours du siècle dernier, et ne cesse de s’accélérer : la crise sanitaire en a été un catalyseur, provoquant ce que les États-Unis ont appelé « The Great Resignation », 38 millions de personnes ont quitté leur travail en 2021, dont 40 % qui n’avaient pas trouvé un autre emploi avant de démissionner. Ce phénomène touche tous les profils, des emplois les moins qualifiés aux chefs d’entreprise.
Qu’est-ce qui motive ces salariés à quitter, parfois sans filet, la sécurité de leurs emplois ?
Le rapport au travail change, et cette transformation va de pair avec une évolution de la société, qui impacte notre façon de nous positionner dans le collectif, notre façon de contribuer par le travail à un impact social et environnemental. C’est un constat que nous faisons tous, mais quels sont les grands axes qui orientent ces changements ?
Nous souhaitons attirer votre attention sur trois d’entre eux : le rapport au sens, la relation à l’écologie, et l’équilibre des temps de vie. Les questionnements autour de ces trois axes sont assez récents, et on rapidement pris une ampleur inégalée, jusqu’à bouleverser le marché du travail.
Comment chacun de ces aspects a-t-il impacté notre rapport au travail et contribué aux bouleversements actuels ?
UNE RÉPARTITION DES TEMPS DE VIE PLUS ÉQUILIBRÉE
L’équilibre des temps de vie a grimpé au rang du 3e critère de choix pour un emploi pour les français, juste après le salaire et l’ambiance de travail, et il est de plus en plus pris en compte par les employeurs après le bouleversement qu’a induit la crise sanitaire dans les modalités et les rythmes de travail.
La généralisation du télétravail, accompagné de gain de temps dans les transports et de flexibilité sont autant d’acquis sur lesquels il semble aujourd’hui impossible de revenir.
Mais les changements imposés par le COVID ne sont que la partie émergée d’un iceberg qui se construit depuis bien plus longtemps, et qui va de pair avec un questionnement sur la place du travail dans nos vies. Le basculement a pu avoir lieu à la suite des suicides de plusieurs salariés de France Télécom et de l’émergence des risques psychosociaux. Cela a permis une prise de conscience généralisée de la place réelle que prend le travail dans nos vies et dans nos têtes. Et cette prise de conscience s’est accompagné d’un questionnement : est-ce que mon travail en vaut le coup ? Et comment organiser cette ressource précieuse qu’est le temps ?
Équilibrer vie pro et vie perso, améliorer sa qualité de vie, prendre le temps de vivre sa vie dans une société et un rythme de travail qui ne cessent de s’accélérer … autant d’aspirations qui illustrent le besoin de ralentir et de prendre le temps de prendre soin de sa vie personnelle est devenu des priorités pour les salariés.
Et les expérimentations ne manquent pas. Faisant suite à la publication du rapport « stop the clock », l’Islande est allée encore plus loin en lançant une expérimentation : proposer à 1% de la population du pays de passer de 40h par semaine sur 5 jours à 35h sur 4 jours de travail, sans changement de salaire.
Le bilan : plus de bien-être au travail, plus de temps passé en famille, une baisse de 20% de l’empreinte carbone (l’équivalent de l’impact du parc automobile du pays), le tout sans perte de productivité.
La start-up française Alan a quant à elle abandonné les 5 semaines de congés payés pour les offrir à volonté à ses collaborateurs. « Nous incitons les salariés à prendre suffisamment de congés pour être en forme et heureux dans leur job », explique Jean-Charles Samuelian, PDG de l’entreprise.
Des exemples à suivre ? A suivre de près en effet, car les résultats sont contraires aux idées reçues : « si on permet aux collaborateurs d’avoir des vacances illimitées, ils vont en abuser ! ». Au sein de ces entreprises ils ne prennent que 2 à 5 jours de congés de plus que la moyenne des français (33 jours par an, données Dares). Par ailleurs, lorsque les congés illimités sont associés avec des objectifs trop ambitieux, les collaborateurs en prennent trop peu et les risques de surmenage grimpent en flèche.
Nous en sommes encore à la phase d’expérimentation, mais ces tendances sont à intégrer lorsque nous repensons la gestion des ressources humaines.
DU GREEN MAIS PAS QUE
La prise de conscience sur les risques liés au changement climatique a un impact important sur les individus, que ce soit en tant que consommateurs, que citoyens ou que travailleurs.
Au-delà des marches pour le climat qui agitent les débats citoyens, l’écologie aussi fait sa place dans les critères de choix des salariés. La RSE existe depuis les années 80, mais elle était réduite à une obligation de communication et avait une image au mieux poussiéreuse, au pire de green washing. Elle est devenue aujourd’hui un enjeu stratégique, autant au niveau de la marque employeur pour le recrutement et la fidélisation de ses collaborateurs, qu’au niveau de l’image de marque pour inspirer confiance aux clients et consommateurs.
Ce mouvement est visible au sein des étudiants, avec des images fortes comme Greta Thunberg qui appelle à la grève des écoliers et étudiants pour le climat, ou encore des majors de promo de grandes écoles comme AgroParisTech dont les discours ont mis à bas leur propre école comme « une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours ».
Notamment au travers du Manifeste étudiant pour un réveil écologique (plus de 30 000 signatures), mais aussi au niveau des cadres dont 78 % d’entre eux pourraient choisir leur futur employeur en fonction de critères écologiques (étude cadremploi 2019). Les nouveaux venus sur le marché de l’emploi se disent prêts pour 50% à diminuer leur salaire si cela leur permet de travailler pour une entreprise plus écolo. Dans un contexte où le marché de l’emploi est en faveur des salariés, les entreprises prennent ces considérations au sérieux.
LA NOTION DE SENS FORTEMENT INTERROGÉE
Plus largement, le sujet du sens au travail est de plus en plus présent, car nous vivons une grande partie de notre identité et de notre contribution à la société à travers le travail, comme l’a identifié la psychologue sociale Marie Jahoda.
Suite aux scandales des sweatshop, à l’écroulement du hangar Rana Plaza au Bangladesh qui ont révélés la réalité derrière la consommation de masse et à bas coût, les individus ont pris conscience de l’impact des choix de consommation à l’échelle globale, et se tournent vers une consommation des modes de vie – et donc de travail – plus responsables.
Cela s’est traduit en 2019 par l’institutionnalisation du statut d’Entreprise à mission dans la loi Pacte, afin d’intégrer dans les statuts des sociétés commerciales sa raison d’être. L’impact de l’entreprise dépasse ici l’aspect purement environnemental pour l’intégrer dans une démarche altruiste au travers d’objectifs sociaux ou environnementaux.
C’est l’utilité sociale et la valeur travail dans son ensemble qui est mise au défi : en quoi l’organisation à laquelle j’appartiens participe au mieux-être collectif, et quelle est ma participation en tant qu’individu à sa démarche ?
ALORS CAP OU PAS CAP D’INTÉGRER CES TRANSFORMATIONS ?
Ces changements de priorités nous obligent à (ré)interroger notre rapport au travail et renforcent les exigences des salariés envers leurs organisations : aujourd’hui nous attendons davantage du travail, avec une conscience aiguë de l’impact de celui-ci sur la société et sur l’environnement, ainsi que des risques de ces impacts sur la durabilité du système à moyen terme.
Ils représentent aussi une opportunité pour faire évoluer la place du travail dans la société et dans la vie des individus vers plus d’équilibre et de sens. Les organisations doivent aujourd’hui prendre en compte ces évolutions dans leur stratégie d’entreprise, en gardant en tête 3 aspects fondamentaux :
- Ces changements sont structurels et vont au-delà de simples effets de mode : ils sont à intégrer dans une stratégie à long terme des organisations
- La prise en considération de ces évolutions doit être authentique : le green washing est puni sévèrement par une opinion publique sur-informée et sur-réactive, et un manque de sincérité coûte cher à la marque employeur et à l’image de marque
- La place des dirigeants dans ces transformations est essentielle : l’exemplarité et la cohérence renforcent la stratégie et l’ancrent dans le réel, et suscitent l’adhésion des parties prenantes (salariés, consommateurs, fournisseurs, clients)
Julia Domini