Pas de masques, pas de tests, trop peu de respirateurs… Des soignants applaudis, mais épuisés et parfois maltraités par un voisinage qui admire leur vocation mais les préfère à bonne distance. Comment la 7ème puissance mondiale qu’est la France en est arrivée là ? Et comment, surtout, peut-elle demain éviter de reproduire des situations absurdes qui conduisent au désarroi de la population et au délabrement du pacte social ? Philippe Emont, sociologue et Sophie Berlioz, philosophe, tous deux experts du dialogue social, apportent leur éclairage sur ces questions.
Comment s’explique notre désarroi face à l’épidémie ?
L’actuelle crise sanitaire pointe l’extrême dépendance de notre pays à l’égard de ses partenaires et le coût sur le long terme de la délocalisation corrélative de sa force productive. Car la réalité c’est que nos partenaires, principalement la Chine, se sont vu attribuer, depuis plusieurs années, la tâche de produire des biens essentiels à notre société : médicaments, matériels sanitaires, textiles… Autant de produits qui répondent à des besoins de première nécessité.
Une panne dans le système, une crise sanitaire qui bloque la circulation des biens et cette dépendance est mise à nu sous un jour nouveau. Hier présumée vertueuse, elle est aujourd’hui fâcheuse. Nous n’avons pas de masques ni de tests, nous ne disposons pas de suffisamment de matériel pour soigner nos malades, nous craignons une pénurie de médicaments. Désarmée, notre société est contrainte au huis clos, comme au Moyen-Âge en temps d’épidémie, pour tenter de s’en sortir.
Drôle de sort, au demeurant, pour nos sociétés dans lesquelles le changement est roi. Celles qui prônent la compétition, la mobilité exacerbée, le mouvement comme fin en soi. Celles qui valorisent les statistiques, les algorithmes, les données, les business plans. Nous pensions tout pouvoir prévoir. Tout contrôler. Tout sauf cela.
Les délocalisations ont vidé la France de ses capacités productives
Nous sommes aujourd’hui confinés car nous n’avons pas les capacités de produire nous-mêmes le matériel nécessaire à notre liberté. Des usines existent, pourtant ? Une bonne partie d’entre elles ne tournent plus, démantelées. Elles sont en Chine ou en Europe de l’Est. Les travailleurs bien formés sont pourtant disponibles ? Ils ont été sacrifiés au profit de l’automatisation et de la productivité. Et les innovations technologiques, nos startups si prometteuses, ne pourraient-elles pas en produire, elles, des masques ? Non, car nos startups se sont organisées pour concevoir, pas pour produire.
Cette pandémie nous révèle que les capacités productives françaises sont trop limitées dans certains domaines essentiels. Nous avons des têtes. Pas assez de matériel. Nous pensons être libres. Nous n’avons pas d’autonomie.
Ce mouvement de délocalisation, l’État ne s’y est pas opposé : c’était le prix à payer pour satisfaire les exigences d’un marché mondialisé. Chercher à optimiser les ressources, notamment humaines, pour économiser. Réduire le rôle de la force de travail pour générer des gains de rentabilité immédiat et se démarquer sur son marché. Voilà le leitmotiv de notre darwinisme économique.
Nos externalisations ont principalement concerné les fonctions opérationnelles. Celles qui jusqu’alors étaient considérées comme à plus faible valeur ajoutée. Celles qui produisent objets, médicaments, matériel. Ces fonctions de l’ombre, tenues loin de nos frontières. Ces fonctions socialement dévalorisées, ce sont elles qui nous manquent cruellement aujourd’hui. Leur absence faisant surgir leur utilité majeure, leur noblesse, comme une claque à l’histoire économique.
La dévaluation du travail
Le monde industriel n’est pas un cas isolé. Car la dévaluation du travail touche aujourd’hui tous les secteurs et en première instance, le service public. Depuis cinq ans, chaque crise traversée a permis de braquer le projecteur sur les flagrantes lézardes de notre pacte social et le péché auquel nous avons souscrit, celui de la dévaluation de la valeur du travail.
Il aura fallu une crise sécuritaire pour se rendre compte du délabrement de notre police, de sa course effrénée vers une rentabilité objectivée à coup de rapports comptables et d’omerta sur la souffrance d’agents faisant davantage de gestion que de protection. Une crise politique en gilet jaune pour se rendre compte de l’hypercentralisation de notre gouvernance et de la négligence des corps intermédiaires pourtant essentiels à la démocratie sociale. Une crise sanitaire enfin, d’une ampleur sans précédent, qui finit de faire vaciller la chimère d’une croissance déséquilibrée pour poser la nécessité d’un État Providence protecteur.
Car la réalité c’est que la France, 7ème puissance mondiale, est capable de concevoir les meilleurs avions du monde. Elle est capable de dessiner les plus belles lignes de haute couture. Mais la France n’est pas capable de produire en quantité suffisante les masques, les tests, les respirateurs nécessaires pour protéger sa population. Quel paradoxe !
Revaloriser le travail
Il faudra demain, et sans concession, reposer les fondements inaliénables de notre pacte social, fondements sur lesquels devront s’édifier les logiques économiques. Et non pas l’inverse.
Et poser, notamment, les bases d’un débat national sur la valorisation du travail, la reconnaissance de son utilité sociale et de sa protection. Car le travail ne saurait en aucun cas être dilué dans une logique économique ni constituer une variable d’ajustement des coûts. Il est indispensable de cesser de le considérer comme une marchandise. Le travail, cette force des êtres humains, qui participe à l’essor d’une culture commune dans laquelle chacun, à sa place, œuvre à l’établissement d’un ouvrage collectif. Ayons donc le projet, comme le suggérait Polanyi, de ré-encastrer l’économie pour renouer avec la finalité première de toute société : le progrès et la solidarité humaine.
Philippe EMONT & Sophie BERLIOZ