Chaque année, la Journée mondiale de prévention du suicide nous invite à réfléchir à un sujet encore tabou, et qui pourtant nous concerne tous : la souffrance psychique pouvant mener au passage à l’acte. D’après les dernières données de 2022, 9200 personnes se sont suicidées en France. Derrière ce chiffre, des histoires humaines, des souffrances souvent silencieuses, mais parfois perceptibles dans le cadre professionnel.
Et pour cause, l’entreprise, en tant que lieu de vie sociale majeur, peut jouer un rôle clé dans la prévention. Ce lieu, où nous passons une grande partie de notre temps, peut devenir un espace protecteur ou, à l’inverse, un facteur aggravant. Son rôle dans la prévention du suicide est donc crucial.
Alors, quelle posture et comportements adapter face à un collaborateur en souffrance ? Tour d’horizon des réflexions à mener pour agir, autant du côté de l’individu, et du collectif que de l’organisation, avec Victoria Tchakmazian, psychologue clinicienne
Le rôle soutenant de l’individu dans la prévention
- Oser l’écoute : le premier pas
Lorsqu’un salarié exprime une souffrance ou laisse entrevoir des idées suicidaires, la première chose et la plus importante à faire consiste à oser aller vers lui.
Cela implique de prendre un moment pour s’arrêter, écouter sans jugement, accueillir la parole sans chercher immédiatement à donner une solution. Nommer ce que l’on observe (« je te sens très en difficulté en ce moment », « ce que tu m’as dit l’autre jour m’inquiète beaucoup ») et valider les émotions de l’autre («je comprends que cette situation te fasse souffrir »). L’objectif ici ? Permettre d’ouvrir un espace de dialogue où la personne ne se sent plus seule face à sa souffrance et a la possibilité de partager ce qu’elle vit et ressent.
Approcher une personne en souffrance ne veut pas dire porter seul la responsabilité : il s’agit avant tout de créer un lien, de libérer la parole, et de permettre un passage vers des relais adaptés. En tant qu’employeur, manager ou collègue, il ne faut surtout pas rester seul face à la souffrance de l’autre, mais au contraire, faire savoir à la personne que les relais existent, et qu’on peut lui venir en aide, et potentiellement l’accompagner à solliciter les acteurs compétents.
N’oubliez pas : parler suicide avec quelqu’un ne va pas inciter la personne à passer à l’acte !
- Agir mais pas seul
Faire face à la souffrance d’un collègue, en particulier lorsque des idées suicidaires sont exprimées, peut être une expérience déstabilisante. Même si l’intention est de l’aider, il est rare que l’on ait toutes les ressources nécessaires pour le faire soi-même. C’est pourquoi, une fois que l’on a écouté et reconnu la douleur de l’autre, l’étape suivante, cruciale, est de ne pas rester seul face à la situation.
Alors lorsqu’une inquiétude se confirme, il est essentiel de s’appuyer sur les acteurs compétents sans tarder :
- Le médecin du travail, pivot essentiel de la prévention de la santé au sein d’une entreprise.
- Les psychologues du travail ou les cellules d’écoute psychologique externes.
- Les numéros d’urgence, en particulier le 3114, la ligne nationale de prévention du suicide, accessible 24h/24 et 7j/7.
Non seulement ces acteurs sont à la fois compétents pour accompagner le salarié en souffrance mais aussi pour accueillir et conseiller la personne qui a identifié la difficulté de l’autre.
La vigilance partagée : quand chaque regard compte
Les idées suicidaires ne sont pas toujours exprimées clairement et notamment dans le cadre professionnel. Néanmoins, elles le deviennent à travers des signaux faibles : un retrait progressif, une fatigue persistante, une irritabilité inhabituelle, ou encore des propos marqués par la perte de sens, un pessimisme prononcé.
Attention, il n’est pas attendu des collègues ou des managers qu’ils deviennent « psychologues», (surtout pas !) mais plutôt qu’ils puissent adopter une attitude de vigilance bienveillante. En tant qu’intervenant dans le champ des risques psycho-sociaux, nous parlons de covigilance : chacun, par son regard attentif, peut repérer les signaux faibles, la souffrance de l’autre, agir à son niveau et contribuer ainsi à rompre l’isolement.
En d’autres termes, la covigilance, c’est accepter que la prévention ne soit pas qu’une affaire d’experts ou de la hiérarchie : c’est un effort collectif, où chaque salarié peut devenir un maillon de protection pour l’autre. Elle s’oppose à l’idée de « chacun pour soi » et rappelle que, dans le monde du travail, la solidarité est aussi un levier de santé.
Le rôle structurant de l’entreprise dans la prévention
Il serait utopique de penser qu’avec des actions de prévention on réduit le risque à zéro. Cependant, l’entreprise se doit de mettre en place une politique de prévention du suicide qui s’inscrit dans la gestion des risques psychosociaux pour instaurer une véritable culture d’attention. Pour la développer, il est indispensable de donner aux salariés les moyens et les outils pour identifier un collaborateur en souffrance et savoir quoi faire.
Concrètement, cela se fait à plusieurs niveaux de prévention :
- Former les managers et les équipes à repérer les signaux faibles et à adopter des postures adaptées. Si on ne sait pas à quoi il faut être vigilant, nous ne pouvons pas l’être.
- Mettre à disposition des espaces d’écoute accessibles et confidentiels (service de santé au travail, psychologues externes, dispositifs d’assistance), afin de permettre aux collaborateurs en difficulté d’avoir un espace de parole neutre avec un professionnel de santé. Mais aussi, ne pas rester seul face à la souffrance de l’autre, demander conseil auprès d’un professionnel.
- Communiquer régulièrement sur les relais existants en interne pour rappeler que demander de l’aide est légitime et accepté au sein de votre organisation. Cela permettra également de normaliser le fait que nous puissions tous traverser des moments difficiles et que l’aide peut aussi venir de notre employeur.
Ces actions, lorsqu’elles sont portées avec sincérité, contribuent à créer un climat où la parole sur la souffrance devient possible.
La force du collectif : une culture d’entraide
Au-delà des dispositifs, c’est le quotidien des relations de travail qui fait la différence. Un simple « Comment vas-tu ? » sincère, un geste d’attention, une présence discrète mais constante peuvent avoir un effet protecteur immense.
Une culture d’entreprise qui valorise l’entraide, la solidarité et la reconnaissance agit comme un véritable facteur de prévention.
Ainsi, au-delà des actions concrètes à mettre en place, l’employeur peut également œuvrer à créer un climat de confiance et de sécurité psychologique pour permettre aux salariés d’exprimer leurs difficultés et de demander de l’aide.
En résumé : une responsabilité collective
Prévenir le suicide en entreprise, c’est d’abord reconnaître la vulnérabilité humaine derrière la fonction professionnelle. C’est accepter que chacun, à son niveau, peut jouer un rôle : en osant parler, en osant écouter, en osant orienter.
La prévention ne se joue pas uniquement dans les moments de crise, mais bien en amont, à travers une culture du respect, de la vigilance partagée et du soutien collectif. L’entreprise n’a pas vocation à « soigner », mais à faciliter l’accès aux relais existants, en assumant son rôle et sa responsabilité d’accompagnateur et de protecteur.
À l’occasion de cette journée mondiale, rappelons-nous qu’un mot, une écoute, une attention peuvent parfois suffire à sauver une vie.
Victoria Tchakmazian