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Pénibilité au travail : au-delà des muscles, une approche globale s’impose 

Souvent réduite à sa dimension physique, la pénibilité au travail est un concept qui englobe en réalité une complexité bien plus vaste. Pour décrypter cette notion, nous avons rencontré Catherine Delgoulet, professeure du Conservatoire National des Arts et Métiers, titulaire de la chaire “Ergonomie” et directrice du Centre de Recherche sur l’Expérience, l’Âge et les Populations au Travail (CREAPT). Alors comment concilier santé et travail ? Tour d’horizon.

De quoi parle-t-on lorsqu’il est question de pénibilité au travail ? 

Catherine Delgoulet :  La littérature scientifique souligne qu’il n’y a pas une, mais des pénibilités. On distingue tout d’abord une pénibilité du travail, objectivable, qui correspond à la définition juridique de 2010-2011, axée sur l’exposition des travailleurs à des facteurs de risques professionnels : contraintes physiques marquées (manutention, postures, vibrations), environnement physique agressif (bruit, températures extrêmes, produits chimiques), et contraintes de rythme de travail (nuit, équipes alternantes, répétitif), susceptibles de laisser des traces irréversibles.

À côté de cela, il y a la pénibilité au travail, vécue, qui se décline selon deux facettes : celle liée à une santé fragilisée qui rend un travail, auparavant supportable, pénible ; et des conditions ou une organisation du travail difficiles qui incitent à quitter son travail prématurément ; se traduisant pour les employeurs par des difficultés de recrutement, ou un fort turnover sur certains postes ou dans des équipes.

Quel accompagnement est aujourd’hui mis en place par les entreprises pour y répondre ? 

Catherine Delgoulet : Actuellement, les dispositifs de prévention sont très orientés vers l’évaluation de la pénibilité physique, notamment avec le Compte Personnel de Prévention (C2P), mis en place en 2017. Il succède à une version antérieure (C3P) et recense six critères (contre dix initialement, jugés moins facilement mesurables). Ce compte permet de cumuler des points pour accéder à de la formation, une reconversion professionnelle, un aménagement du temps de travail ou un départ anticipé à la retraite. Cependant, les critères d’éligibilité sont très élevés, ciblant principalement les situations physiques extrêmes. 

D’autres dispositifs reconnaissent les effets délétères du travail sur la santé, comme les retraites liées à l’amiante (amenées à disparaître) ou les pensions d’invalidité et l’inaptitude au travail, mais ils interviennent souvent lorsque l’atteinte à la santé est déjà significative, relevant davantage de la réparation que de la prévention. Dans la fonction publique, les catégories actives permettent un départ anticipé à la retraite pour certains métiers considérés à risques, mais là encore sans nécessairement améliorer les conditions de travail.

Plus récemment, la réforme des retraites de 2023 a introduit le Fonds d’investissement pour la prévention de l’usure professionnelle (FIPU), géré par le CNAM en lien avec les branches professionnelles. Il vise à financer des actions de prévention pour trois critères non retenus par le C2P (postures pénibles, manutention, vibrations). Pour l’instant, on observe peu de demandes de financement, peut-être en lien avec le nécessaire délai d’appropriation du dispositif par les employeurs. De plus, ce dispositif est très orienté vers des solutions techniques, avec le risque de créer de nouveaux problèmes si l’analyse du travail réel et les possibilités d’usage ne sont pas approfondies en amont.

Face à ces limites, comment les entreprises pourraient-elles mieux prendre en compte la pénibilité sous toutes ses formes ? 

Catherine Delgoulet : Il faut passer d’une approche où le travail est vu comme intrinsèquement pénible à une conception d’un travail soutenable, qui soit un vecteur de santé. Pour cela, il est crucial de se doter d’outils de pilotage permettant de suivre les évolutions conjointes du travail (organisation, technologies, etc.) et de la santé des salariés, afin de travailler de manière anticipée pour établir des liens dès les premiers signes et de cibler les situations potentiellement problématiques où agir.

Il faut également accorder une place centrale à une prévention globale et durable, qui dépasse la seule dimension physique à court terme. Cela implique notamment de redonner de la valeur à des « temps qui comptent » dans le travail, souvent considérés comme improductifs : temps de débat sur le travail, de transmission des savoirs, de construction collective de règles et de formation. Car ces moments sont stratégiques pour construire sa santé au quotidien et sur le long terme. C’est en replaçant le travail humain et la démocratie au cœur des organisations, que l’on parviendra à concevoir un travail qui contribue à construire la santé des salariés plutôt qu’à la détériorer.

Propos recueillis par Elise Assibat 

Références :

Corinne Gaudart et Serge Volkoff (2022) Le travail pressé. Pour une écologie des temps de travail. maison d’édition Les petits matins

Catherine Delgoulet (2023). Des pénibilités à la soutenabilité du travail. In T. Amossé et al. (Eds) Que sait-on du travail ? (pp. 114-127). Paris : Les Presses de Sciences Po.

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