Dans une société où tout ce qui touche à l’improductivité – le repos, l’oisiveté ou encore l’ennui – est encore tabou pour beaucoup, certain.e.s expert.e.s sont heureusement là pour nous rappeler l’importance de ces périodes de répit pour favoriser, justement, les moments de productivité et de créativité. Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et psychologue, nous explique en quoi la trêve est tout sauf le contraire de la performance et de l’innovation. À lire sans modération… de préférence après une bonne nuit de sommeil !
Pensez-vous que l’improductivité soit favorable à la créativité au travail ? Et si oui, pourquoi ?
Tout à fait et cela va même plus loin : c’est plutôt la diversification, qui est facteur de créativité. Si on est monotâche, qu’on a la tête dans le guidon, on risque de tourner en rond et de ne plus savoir innover. La variabilité des activités – qui inclut notamment des périodes de travail et des périodes de pause – nous permet de développer notre capacité à approcher un problème de plusieurs façons. Parfois, il faut accepter de ne rien faire, même lorsqu’on est face à une problématique complexe, pour laisser les solutions venir à nous, au lieu de rester focalisé dessus. Si notre réflexion est bloquée sur quelque chose, on finit par ne plus regarder au-delà.
Qu’en dit la science ? A-t-elle défini des leviers de créativité ?
Ce n’est pas si facile de prouver scientifiquement ce qui favorise la créativité, tout simplement parce qu’on ne peut pas définir la créativité d’une seule et unique façon. Pour certains, la créativité est la production de quelque chose de beau, pour d’autres de quelque chose de neuf, pour d’autres encore, de quelque chose d’utile… Si la créativité consiste à résoudre un problème de manière nouvelle, c’est important de savoir se désengager d’un sujet avant d’y revenir pour traiter l’information avec plus de recul. On parle ici de désengagement attentionnel.
Le principal consiste donc non pas à se reposer à outrance, mais à savoir alterner des périodes de travail et des périodes de répit, pour pouvoir préserver, voire développer sa créativité ?
C’est exactement cela. Il est important d’alterner les moments de performativité avec des moments détachés de toute recherche de performance. Et ce, que ce soit dans le travail – quel que soit le domaine – ou dans toute autre activité ! Même lorsqu’on apprend à jouer d’un instrument de musique par exemple, et que la répétition est de mise, on a besoin de se reposer, de récupérer avant de pouvoir recommencer. Sinon, gare aux crampes… et à l’effet de saturation ! Au-delà du rythme que l’on adopte, c’est aussi primordial d’accepter de faire les choses sans chercher à être les meilleurs, ni que ce soit forcément super, et encore moins parfait. Cette pression de la performance est source d’angoisse et de stress… et si ce stress est chronique, on perd l’accès à nos compétences. À partir de ce moment-là, difficile de produire différemment, de faire appel à sa créativité.
Vous pensez donc que la pression, du temps notamment, nuit à la créativité ?
Totalement. C’est une question de chronicité : nous avons tous besoin d’un minimum de stress positif, qu’on appelle l’eustress, pour éviter d’être léthargiques et pour nous permettre d’avancer. Néanmoins, quand le stress devient trop intense et sur une trop longue période, cela devient mauvais, aussi bien pour la créativité que pour la santé mentale et physique ! Tout est une question de dosage et de temps.
Sommes-nous davantage créatifs et travaillons-nous mieux lorsque nous nous accordons davantage de pauses ?
Je dirais plutôt qu’il s’agit d’aller au bon rythme. Bien sûr, tout dépend de la tâche que l’on est en train de faire et des impératifs qui sont liés à celle-ci. Si on a un rendu pour la semaine d’après, évidemment qu’il faut savoir travailler un peu plus les jours précédant la deadline. Mais je dirais que l’important, c’est d’arriver à avoir des moments de boulot et de repos quasi-quotidiens, au lieu de faire des tunnels du type « boulot pendant six mois, repos pendant une semaine », et ainsi de suite.
D’après vous, pourquoi est-ce que les notions de repos, d’oisiveté, ou d’ennui sont encore connotées négativement de nos jours ?
Tout simplement parce que notre société est un peu productiviste : il faut tout le temps être le meilleur, alors qu’en réalité, ce n’est pas grave de ne pas toujours être au top ! On a cette croyance implicite que plus on fait, mieux c’est, alors que ça n’est pas vrai. Surtout lorsqu’on fait parfois mieux en faisant moins ou différemment. C’est mieux, pour la créativité notamment, d’être moins fréquemment en action avec une intention bien canalisée (savoir ce qu’on fait et pourquoi on le fait) que d’être tout le temps en mouvement et de partir dans tous les sens, de s’éparpiller.
Finalement, est-ce que créativité ne serait pas synonyme de productivité ?
Disons que c’est un mythe de séparer ces deux notions. Quand je suis en train de créer, je suis aussi en train de produire, et vice versa. C’est complètement faux de prétendre que la créativité est uniquement l’apanage du monde artistique. Un scientifique aussi à besoin de créativité pour produire un nouveau protocole ! S’il n’est pas capable d’avoir une approche différente, il ne mettra rien de novateur sur pied. Pareillement, Picasso est productif lorsqu’il crée son œuvre Guernica !
Comment, selon vous, pourrait-on valoriser et cultiver davantage l’improductivité dans la société ? Et dans le monde du travail, en tant que manager ?
Je reviens à l’importance du laisser-faire ! Paradoxalement, ça marche mieux de lâcher la pression que de (se) mettre la pression ! Le fait de donner des objectifs inatteignables à ses employés date des années 80… On pensait alors que le fait de mettre la barre très haut les motiverait à atteindre leurs objectifs, alors qu’en fait, lorsqu’on tente de baisser le niveau d’exigences, on réalise vite les effets positifs, que les collaborateurs sont plus motivés, moins stressés et donc plus créatifs. Il en va de même pour les heures travaillées, et la semaine de quatre jours, adoptée par quelques entreprises, en est un bon exemple. Mais attention cependant à ne pas faire de ce lâcher prise une nouvelle injonction. Si on demande à ses salariés de ne rien faire, on est quand même dans le contrôle ! Cela revient un peu à se mettre la pression pour faire son yoga… dans le but de se relaxer !
Surtout que l’improductivité peut donc être « active », d’une certaine manière ?
Bien sûr ! C’est en s’arrêtant parfois de travailler, en laissant son cerveau divaguer, en ne faisant rien – ce qui ne veut pas forcément dire s’ennuyer, ça peut être agréable, avec un peu d’entraînement ! – que l’on peut avoir de très bonnes idées. Le peintre Salvador Dali, par exemple, pratiquait la « sieste cuillère » : il s’asseyait dans son fauteuil une cuillère à la main et un plateau en métal aux pieds. Il se relaxait et au moment de s’endormir, lâchait la cuillère sur le plateau. Une fois réveillé par le bruit, après un court moment de repos, lui venait parfois l’idée de sa prochaine œuvre. Grâce à cette pause, il avait comme un sursaut de créativité.
Anaïs Koopman