Avant le départ…
Novembre 2024 : Ça y est, c’est confirmé, je pars aux États-Unis !
Après avoir formé les managers français d’une entreprise, la filiale américaine souhaite que je traverse l’Atlantique pour sensibiliser leurs homologues états-uniens. Moi, partir aux États-Unis pour délivrer des formations sur les biais inconscients ? C’est à peine croyable. J’appelle une copine américaine pour lui demander son avis. Sans hésiter une seconde, elle me dit « get your ass on the plane ! » – Nous sommes en novembre 2024 et je suis excitée comme une puce en songeant à ce qui représente pour moi une vraie consécration professionnelle.
Janvier 2025 : Finalement, peut-être pas…
Donald J. Trump est réinvesti à la présidence… Avec pour ambition de partir en croisade contre « le wokisme », et toutes ses incarnations. Bien que je soigne ma posture dans mes interventions en entreprise pour justement me préserver de toute forme de prosélytisme, je comprends sans détour que le nouveau président américain est en guerre contre mon métier. Je doute soudainement. Est-ce que cette mission va vraiment se faire ?
Février 2025 : Et puis en fait si !
L’itinéraire se précise : je suis appelée à couvrir 4 états américains : New Jersey, New York, Mississippi, Géorgie. 6 vols, 8 fuseaux horaires pour quelques 16 211 kilomètres parcourus en 2 semaines… Tout ça pour 8 sessions de 3 heures de formation ! Je ressens à nouveau comme une petite pression.
Avril 2025 : A moins que… ?!
À quelques semaines du départ, plusieurs échanges me laissent à penser que la mission va s’avérer périlleuse, si non compromise :
- Cette histoire du chercheur au CNRS qui a été refoulé de la frontière
- Cette américaine que je rencontre à Paris, également dans la recherche, qui me dit qu’elle a eu pour consigne de partir avec téléphones et ordinateurs vidés de leurs contenus. Mais que de toute façon, elle n’a aucune intention d’y retourner vu le climat !
- Une cliente, qui m’appelle : « je préfère te prévenir, une membre de l’AFMD (et qui travaille donc dans le même domaine « interdit » que moi) a eu droit à un interrogatoire musclé en arrivant à Los Angeles, il va falloir que tu te prépares ! »
- Une collègue, qui craint pour moi au-delà du passage de la frontière : « mais et si, on te dénonce ? »
- Un proche, qui va encore plus loin : « mais et si, tu te retrouves en prison ? »
Est-ce que je serais en train de faire une bêtise ? Mon anxiété rejaillit. Même si j’arrivais à passer la frontière, comment vont se passer ces formations ? Ce n’est pas la même culture, la même approche du sujet. Même dans mon propre pays, j’ai l’habitude que l’on me colle une étiquette de « militante »… Que vont-ils penser de moi là-bas ?
De l’autre côté de l’océan, mes interlocutrices se veulent au contraire très rassurantes. « You know, vous les européens suivez beaucoup plus l’actualité politique américaine que nous. Il y a peu de gens qui s’y intéressent ici. Au final, rien ne change pour tout. Everything is peaceful ».
Serais-je donc sujette à un biais de perception sélective, ou bien à un effet de distorsion de la réalité causé par la distance et l’amplification médiatique ? Est-ce qu’on exagère en France ? Est-ce que mes proches chercheraient à me surprotéger ? Ou suis-je quand même un peu en péril ?
Allons bon, maintenant c’est fait, et (presque) tous mes trajets sont bookés. Plus le choix, il faut y aller ! Il est temps de me faire ma propre idée. Peut-on vraiment dire qu’aux États-Unis « Non non, rien a changé, tout, tout a continué (yeah yeah) ? »

There we are !
I don’t drink coffee, I take tea, my dear
I like my toast done on one side
And you can hear it in my accent when I talk
I’m an Frenchgirl in New York…
Jour 1 – « Let it pee »
Dear journal… Aujourd’hui c’est mon premier jour à New York, et j’ai testé pour vous les toilettes publiques… Gender neutral ! Elles le sont aussi à Paris bien sûr, implicitement. La différence (en dehors du fait qu’ici elles sont propres !), c’est l’iconographie. Et elle est plutôt intelligente ! Trop de débats futiles s’articulent autour de l’usage des toilettes pour les personnes trans (« horreur, malheur si une femme trans emprunte les toilettes pour dames ! »). On vient tous y faire la même chose après tout, alors pourquoi séparer l’espace ? Le débat est désormais tranché.

PS. J’ai retrouvé ce principe de toilettes unisexes au musée Guggenheim. Mais il semblerait que ce concept soit un produit de la modernité, car dans les vieilles toilettes d’un parc public de Chinatown, le pipi-room reste compartimenté… En théorie ! J’ai vu sortir un homme de l’espace réservé aux ladies, sans que personne n’en prenne ombrage. Tant que les gens restent propres et adaptés, je ne vois pas pourquoi s’interdire le partage des commodités.
Jour 2 – « 100 foi ni loi »
Dear journal, aujourd’hui cela fait 100 jours que Donald Trump a investi le bureau ovale. J’ai l’impression que l’info est passée plutôt inaperçue : dans les rues de la grosse pomme, les foodtrucks sont plus bien plus pléthoriques que les kiosques à journaux ! J’ai trouvé un exemplaire du New York Post qui y a consacré sa Une dans un mini-mart, mais rien de plus. La presse écrite est probablement un peu dépassée au pays de la modernité. J’ai quand même trouvé et feuilleté le gratuit du métro : aucune mention du président ! Il n’est peut-être pas si omniscient, after all…

PS. 365 jours fois 4 années d’investiture, cela donne 1460. « Plus que » 1360 donc !
Jour 3 – « La peur a ses raisons que la raison déplore »
Dear journal, ce soir j’ai rejoint une soirée LGBT dans un bar de Brooklyn. Autant dire que j’étais la seule frenchy ! J’ai sympathisé avec deux femmes queer, Paige et Christina. Je leur ai demandé leur sentiment sur l’actualité politique. Sans surprise, la peur est l’émotion prédominante chez mes deux consœurs.
Paige travaille dans le milieu artistique. L’entreprise qui l’emploie est étroitement dépendante des financements publics et son avenir est menacé par les coupes budgétaires. Sur un plan plus personnel, de par son orientation sexuelle, elle me confie « we are silently freaking out » (« on panique en silence »).
Christina, quant à elle, est atteinte du trouble dysphorique prémenstruel. C’est un peu comme le syndrome prémenstruel que nous sommes nombreuses à connaître, mais dans une forme sinon plus sévère. Entre autres symptômes sympathiques, elle est prise de pulsions suicidaires quelques jours avant ses règles. Pour en limiter les effets, elle est contrainte de prendre la pilule. Si je te raconte tout ça, c’est parce que Christina a extrêmement peur que l’administration Trump interdise tout bonnement le droit à la contraception.
PS. Pour comprendre en quoi la menace est sérieuse, voici un mémo du site https://reproductivefreedomforall.org qui explique comment la nouvelle administration s’attaque aux droits reproductifs aux États-Unis.
Jour 4 – « LIFE is LIFE, la lalala »
Dear journal, je te confiais il y a quelques jours que la presse écrite n’était plus le média de prédilection des états-uniens. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Il y a quelques décennies, les journaux et magazines étaient bien plus populaires, notamment le titre « LIFE », vieux de 1883 et célèbre en matière de photojournalisme. En me baladant dans le quartier de Redhook à Brooklyn, je suis tombée sur un débarras. Entre autres babioles sans intérêt issues du siècle dernier, je suis tombée sur une édition du magazine Life datée de juin 1942 !


Le magazine est truffé de pépites savoureuses. A côté des publicités pour les cigarettes Philip Morris recommandées par les autorités médicales, des publicités sexistes pour les draps Cannon : « Qu’est-ce qu’une bonne épouse pourrait faire d’autre ? » (entendre : que d’acheter des draps en percale), ou pour les mouchoirs Kleenex (que faire avec ? Essuyer son maquillage et cirer les chaussures de son mari pardi !) ou encore des publireportages pour du whisky titrant « Retourne dans ton enclos, mon Bédouin bondissant ! », c’est un reportage sur les « négros en temps de guerre » qui a captivé mon attention.


PS. Voici quelques extraits « intéressants » du reportage :
« L’armée américaine se débarrasse de ses anciens préjugés envers les ‘Negroes’ et les place là où ils seront le plus utiles : en première ligne parmi les combattants. (…) Aujourd’hui, alors que leur pays a besoin d’eux, ils sont heureux de travailler, de combattre et de mourir aux côtés de leurs concitoyens blancs. C’est cet esprit-là qui, un jour, effacera toute trace de bigoterie raciale de la carte des États-Unis.
(…) Pour le soldat ‘negro’ moyen, volontaire ou appelé, la vie militaire n’est pas une épreuve. Il est habitué au travail physique, qui constitue les neuf dixièmes de la routine d’un soldat. Il veut apprendre la mécanique et les moteurs, et l’armée lui en donne l’occasion. Il aime la sensation d’une arme entre ses mains et apprécie sincèrement les exercices de baïonnette. La nourriture est meilleure que celle qu’il reçoit habituellement chez lui. La solde de base d’un simple soldat ne lui paraît pas dérisoire.
(…) La presse noire sensationnaliste a fait de son mieux pour exagérer des événements comme les « émeutes raciales », mais tout indique qu’aujourd’hui, la coopération et les sentiments amicaux entre les races n’ont jamais été aussi élevés dans l’armée. »
Jour 5 – « Mic sidewalk dans la rue du mur » (ou « Micro-trottoir à Wallstreet »)
Dear journal, aujourd’hui ma curiosité m’a poussé à braver ma timidité pour revêtir une casquette de journaliste. Je me suis donc rendue dans le quartier de Wallstreet sur la pause déjeuner pour aborder des gens au hasard et les interroger sur l’administration Trump.
Je suis d’abord tombée sur John, qui m’a dit tout de go que « Trump fait un great job, qui aurait dû être fait il y a des années ». De la loi et de l’ordre, c’est ce dont a besoin New York, qui était une super ville dans le passé, mais plus aujourd’hui. La politique migratoire de Donald Trump aurait aidé à réduire drastiquement les crimes dans la ville, et désormais, John se sent plus en sécurité. D’après lui, les politiques progressistes du précédent maire n’ont pas fonctionné et de toute façon, personne n’en veut. J’ai terminé l’entretien en demandant à John ce qu’il faisait dans la vie, ce à quoi il m’a répondu en rigolant avec une petite tape sur mon épaule : « Policier à la retraite ! »
J’ai ensuite tendu le micro à Rob, ravi de me donner son avis et de me parler de l’impact de la nouvelle administration dans sa vie. C’est-à-dire qu’auparavant il checkait les informations une fois par semaine mais qu’à présent il consulte son téléphone de manière frénétique jusqu’à 20 fois par jour pour savoir « what to worry about next ». Contrairement à John, qui se sent plus tranquille, Rob se sent donc définitivement plus anxieux depuis que Donald Trump a regagné le bureau ovale. Il travaille avec des hôpitaux, qui sentent déjà les conséquences économiques des nouvelles politiques. A titre personnel, il m’explique que depuis 3 mois son compte retraite n’a pas bougé alors même qu’il continue de l’alimenter (aux États-Unis, la retraite fonctionne sur un principe de capitalisation et est donc étroitement liée au cours de la bourse). Il s’est également rendu compte que les conflits démarraient beaucoup plus facilement dans les bars dès que l’on se met à parler politique, traduisant une polarisation croissante de la société américaine sur le sujet.

PS. J’ai par la suite aussi récolté des avis plus mitigés, comme celui d’Aline, infirmière à la retraite, convaincue qu’il est nécessaire de lutter contre l’immigration illégale, mais qui se sent un peu mal pour les migrants bien insérés dans la société. Ou encore celui de Jennifer, surtout inquiète de l’augmentation des taxes sur ses commandes en ligne provenant de l’étranger. Force est de constater que la plupart des gens que j’ai interviewé n’ont pas un sentiment aussi tranché que John et Rob. Le nouveau président, taxé d’« incompétent » ou encore de « terroriste » n’est globalement pas très apprécié, mais la majorité de mes témoins se désintéressent de la politique américaine, qui impacte somme toute très peu leur vie. À l’instar de Jahere, qui se demande comment Donald Trump a pu (re)devenir président, mais pour qui tous les présidents sont les mêmes, et qui ne constate aucun changement notable dans l’atmosphère.
Jour 6 – To be continued …
Dear journal, je crois qu’il va falloir qu’on se quitte pour le moment…. Mais promis, je te raconterai tout au prochain épisode !