santé & durabilité

Addictions au travail : comment repérer les signaux faibles et faire de la prévention

Interview de Lionel Neveux par Anaïs Koopman

J’aimerais commencer par répondre à la question suivante : avant de les prévenir, comment reconnaître ces addictions dans le cercle professionnel ? D’abord, il s’agit de distinguer deux grandes familles d’addictions en entreprise: les addictions liées à des substances (alcool, tabac, cannabis et psychotrope, en sachant que les Français sont les plus gros consommateurs au monde de psychotropes sur le lieu de travail (INRS, 2021)) et les addictions qui ne sont pas liées à des substances, mais à des comportements, tels que l’excès de sport, l’excès de travail (workaholisme), etc..

À partir du moment où une forme d’addiction est observable dans l’environnement de travail, les entreprises peuvent et doivent s’y intéresser. Pour cela, elles portent la responsabilité d’être absolument attentives aux signaux faibles potentiels. Le professeur et consultant en stratégie d’entreprise Igor Ansoff définit un signal faible comme « une information précoce de faible intensité annonciatrice d’une tendance, d’une menace ou d’une opportunité », en sachant que « si ces éléments précurseurs sont détectés à temps et interprétés justement, ils permettent d’anticiper des tendances ou des événements importants et d’y réagir. » 

La thématique de l’addiction est, encore aujourd’hui, un grand tabou dans les organisations professionnelles, et par conséquent certains signaux faibles sont finalement assez peu observés et prévenus. Sans compter qu’une addiction peut paraître « positive », comme l’addiction au sport ou au travail, ce qui ne signifie pas qu’elle puisse devenir excessive et cacher un potentiel mal-être à côté duquel il ne faudrait pas passer.

Ce sont aux acteurs majeurs de la prévention des RPS et des politiques QVCT – soit les managers de proximité, les ressources humaines, les instances telle que la Commission Santé Sécurité et Conditions de Travail (CSSCT), et plus indirectement et selon la gravité de l’addiction, la médecine du travail ou le psychologue du travail – de repérer l’apparition de ces signaux faibles et d’initier un premier accompagnement. 

Ensuite, et plus globalement, n’importe quel individu peut être attentif et préventeur de son voisin, et donc avoir une part de responsabilité dans ce domaine. C’est par exemple le cas lorsque l’on se rend compte que son collègue est de moins en moins de bonne humeur, motivé, vigilant, sociable, de plus en plus isolé, irascible, en retard, sujet à des sautes d’humeur, négligeant au niveau de son hygiène personnelle, etc. Il peut aussi s’agir de symptômes physiquement détectables, tels que des tremblements, difficultés de concentration, anxiété, céphalées, les yeux rouges, etc. Toutes ces « petites choses », ces signaux faibles doivent interpeller s’ils se cumulent. Elles ne sont que rarement flagrantes – d’où l’appellation de « signaux faibles », mais elles restent extrêmement importantes. 

« MIEUX VAUT ABORDER LE SUJET DE L’ADDICTION ET SE TROMPER QUE PASSER À CÔTÉ D’UN CAS DE DÉPENDANCE ET DE SOUFFRANCE D’UN INDIVIDU »

Si à travers mon expertise, je suis capable de percevoir des signaux faibles d’une possible situation d’addiction chez un collaborateur, cela ne veut pas dire pour autant que ces comportements sont forcément révélateurs d’une quelconque forme réelle d’addiction, mais plutôt qu’ils méritent que l’on y prête attention. Or, du moment où cette situation a un impact sur la façon de travailler de l’individu concerné, ainsi que sur le climat social de son équipe, il faut s’y intéresser.

La première étape consiste donc à vérifier au mieux la véracité des faits, également pour éviter de se laisser porter par une quelconque rumeur. Cela nécessite évidemment une certaine proximité avec les équipes. Toutefois, les individus préventeurs doivent être prudents à ne pas sur-réagir à un signal faible isolé. Disons que le premier signal faible remarqué va alerter, alors que le deuxième ou troisième va plutôt signifier qu’il y a très probablement un sujet à saisir. 

Ajouté à ceci, l’épisode de crise sanitaire liée à l’épidémie COVID a profondément bouleversé les organisations de travail (arrêt ou intensification de l’activité, mise en place du télétravail) et a eu de très fortes conséquences sur la santé des salariés. Elle a entre autres révélé l’ampleur du phénomène des conduites addictives et l’urgence à mettre en place des stratégies de prévention et d’accompagnement.

AGIR EN AMONT À TRAVERS LA PRÉVENTION RPS

Pour prévenir les addictions au travail, il s’agit de mettre en place une réelle logique de prévention RPS, dans laquelle s’inscrivent des plans d’actions concrets, tels que des formations de sensibilisation et d’information des mécaniques addictives, dédiées aux acteurs majeurs de la prévention.  Cela leur permettra de partager entre eux les mêmes éléments de langage et grilles de lecture, de pouvoir sensibiliser le plus grand nombre au sein de l’entreprise et de donner à tous la possibilité d’agir le plus tôt possible et de manière appropriée en cas d’addiction.

Il peut également être nécessaire de mettre en place des campagnes générales d’informations et de sensibilisation auprès de la globalité des salariés, au travers d’affichages ou de réunions.

Les différentes formes d’accompagnement sont fréquemment négociées dans les instances du dialogue social interne. L’idée générale est un enjeu d’acculturation autour du sujet de l’addiction, pour sortir des tabous et non-dits, et aussi éviter au maximum la stigmatisation d’une personne dépendante. 

Il s’agit, en ouvrant la parole sur le sujet, de créer un réel climat de confiance et de respect d’intégrité pour qu’une personne concernée puisse se confier sans appréhender un jugement, une stigmatisation, ou toute forme de considération morale. Et cela requiert une authentique proximité entre le manager, les ressources humaines et les équipes. 

Ces dispositifs s’inscrivent dans un cadre de responsabilités partagées, dont celle de l’employeur qui a une obligation générale de sécurité, définie par la jurisprudence comme une obligation de sécurité de résultat, et qui doit le conduire à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs (article L. 4121-1 du Code du Travail). Les risques liés aux pratiques addictives (y compris les consommations occasionnelles) doivent en conséquence être prises en compte dans l’évaluation des risques et intégrées au document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) afin de mettre en place toute mesure de prévention adaptée.

Et au-delà de cette obligation, perçue parfois par certaines entreprises comme une contrainte et une lourdeur administrative vis-à-vis de laquelle, le fait de “cocher les cases”, peut sembler suffir à traiter le sujet, d’autres actions se mettent en place pour déployer les systèmes de prévention. C’est le cas par exemple de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), qui en fait une priorité institutionnelle et qui a lancé la charte pour la prévention des addictions (charte ESPER) dans laquelle les entreprises signataires et les services publics s’engagent résolument à se saisir du sujet et à mettre en place des démarches globales de prévention au travers de différents engagements.

Dans tous les cas, au plus tôt on en parle, au plus tôt on est en capacité d’agir , d’accompagner et de protéger de manière adéquate les salariés en souffrance, en mettant en place les conditions nécessaires au niveau de l’organisation pour leur prise en charge tout en préservant à la fois le collectif et la continuité de l’activité.

Propos recueillis par Anaïs Koopman

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