Nous entendons souvent le terme « gagnant-gagnant » en négociation. Ce concept repris du livre Getting to yes écrit en 1982 par Roger Fisher et William Ury présente une vision du partage et de la création de valeur en négociation. Chacune des parties sortirait gagnante de l’accord conclu. Or, comment appliquer ce concept à la crise des retraites ? Qu’en serait-il en réalité ? Est-ce une vision utopique ou un concept réaliste ? Dressons un bilan de cette crise des retraites qui a dépassé les records de durée établis en 1986 et 1987 à plus de 28 jours de grève.
Le coût économique de la grève
Le conflit pèsera fortement sur les indicateurs économiques de la SNCF et de la RATP. Jean Pierre Farandou, le nouveau patron de la SNCF, évoquait dans un article du Monde une perte de 20 millions d’euros de recette par jour et de son côté, la RATP estime une perte journalière de 3 millions d’euros. Depuis le début de la grève le 5 décembre 2019, nous parlons de 40 jours de grève, soit pour la SNCF 800 millions d’euros et 200 millions d’euros pour la RATP… N’oublions pas non plus de recenser les pertes de salaire pour les grévistes et les secteurs les plus touchés qui resteront sûrement le tourisme et le commerce. Toutefois, le conflit pèse aussi forcément de manière indirecte sur l’ensemble des entreprises situées en France.
Les blessures sociales de plus en plus profondes
D’un point de vue micro-social, les indicateurs de qualité de vie au travail sont préoccupants. Les grèves favorisent l’absentéisme. Les salariés sont usés et fatigués. La démotivation est certaine. Le travail collectif est chahuté. Le télétravail s’invite dans le modèle managérial de certaines entreprises. A défaut, les salariés s’adaptent aux absences de leurs collègues.
Cette crise laissera pareillement des séquelles irréversibles dans la relation entre le gouvernement et les organisations syndicales. Dans un précédent article, nous mettions en avant les tactiques utilisées dans la négociation. Ces tactiques détériorent la qualité du dialogue et la relation de confiance entre les parties prenantes. Le dialogue social ne semble donc pas bénéficier du modèle de négociation gagnant-gagnant.
Le remise en question du modèle politique de gouvernance
La crise la plus grave du moment est cette incapacité du système politique de réformer. Sur le fond, il est important de réformer profondément le pays pour sauver les acquis sociaux. Or, sur la forme, comment envisager une sortie de crise par la négociation quand les parties prenantes prennent des positions extrêmes et jusqu’au-boutistes ? Le modèle social français est souvent vu de l’étranger comme un exemple à suivre. Nous devons donc revoir nos méthodologies de négociation pour réussir nos transformations.
Il est difficile de définir cette sortie de crise comme un concept gagnant-gagnant tant les pertes financières, sociales et politiques sont nombreuses. Nous nous interrogerons sur le coût du passage en force si l’on raisonne à moyen ou à long terme. Le point gagnant restera la capacité d’adaptation de la société française. Les usagers ont réussi à vivre durant toute cette période avec une capacité de déplacement restreinte et un confort de voyage limité. Nous devons souligner l’effet d’adaptation de la société mais aussi la durée record de ce conflit. L’hyper-modernité et le diktat de l’immédiateté ne sont plus au menu. Les crises seront désormais longues et profondes. Fiodor Dostoïevski parlait de cette faculté dans Souvenir de la maison des morts : « Oui, l’homme a la vie dure ! Un être qui s’habitue à tout. Voilà, je pense, la meilleure définition qu’on puisse donner de l’homme. »
Christophe Bofarull