En France, on n’aime pas les quotas. Et pourtant, le Code du travail impose à tout employeur d’au moins de 20 travailleurs, d’employer des personnes en situation de handicap dans une proportion de 6% de son effectif total. Pourtant, d’après les dernières données publiées par la DARES (2024 sur l’année 2023), le taux d’emploi direct des travailleurs handicapés plafonne à 3,6%, et seulement 30% des entreprises remplissent leur obligation.
Sans avoir à déployer d’efforts particulier dans le recrutement, les entreprises ont déjà pourtant tout le « vivier » nécessaire pour atteindre le fameux quota. En effet, dans une enquête que nous avons réalisée en 2021 pour l’AFMD (Association des Managers de la Diversité), sur 4000 personnes dans 8 entreprises basées en France, 9% des répondants déclaraient appartenir à une minorité sur le critère du handicap.
Alors, pourquoi reste-on bloqués à 3,6% de déclaration – loin des 6% exigés par le cadre légal (dont la non-atteinte revêt des enjeux financiers, mais pas seulement), et loin des 9% atteignables (pour répondre aux enjeux de bien-être au travail, d’engagement et par extension de performance collective) ?
Frein n°1 : Un manque de connaissance des critères d’éligibilité
Saviez-vous qu’un diabète, des apnées du sommeil, des épisodes dépressifs chroniques ou encore les différentes formes de neurodiversité (TDAH, troubles DYS, autisme…) peuvent, sous certaines conditions, donner lieu à des RQTH ?
La méconnaissance des situations pouvant être prises en compte dans la démarche RQTH constituent en effet un premier frein à la déclaration. Le mot « handicap » fait peur. Les salariés peuvent donc avoir du mal à se sentir concernés (par refus de s’identifier comme « handicapé ») ou ne pas savoir que leur condition est éligible à une RQTH.
Une étude menée par l’AGEFIPH en 2021 est en cela très parlante : par exemple, seuls 34% des personnes interrogées savent que les rhumatismes peuvent donner lieu à une RQTH. Un pourcentage qui chute à 24% pour l’asthme et 17% pour les allergies !
Notre vision des critères éligibles, trop restrictive, se limite souvent aux handicaps lourds et visibles. Cette méconnaissance appelle donc à sensibiliser encore et toujours, pour rappeler que la RQTH peut être accordée dès lors que l’état de santé impacte l’activité professionnelle. La RQTH ne dépend donc pas tant du diagnostic (la condition en question) que de l’impact durable sur l’exercice de son travail (fatigue, limitation, risques…).
Pas besoin d’être étiqueté « handicapé » pour bénéficier d’une RQTH. Concrètement, la MDPH considère surtout la durée (affection qui dure dans le temps), le retentissement fonctionnel (en quoi cela gêne, par exemple sur la concentration, la mémoire, la communication, les déplacements…) et les besoins d’aménagements.
Rappelons enfin que le handicap se joue dans l’interaction entre l’individu et le contexte : personne n’est handicapé par nature, ce sont nos besoins en situation qui vont – ou non – générer des difficultés. Par exemple un vertige important (qu’il soit lié à un problème d’oreille interne ou de phobie, peu importe) ne sera pas forcément handicapant si je travaille en rez-de-chaussée. En revanche, si mon travail exige que je sois postée sur une grue, mon problème de vertige se révèlera très problématique !
En cas de doute, n’hésitez pas à vous rapprocher de votre médecin traitant, de votre médecin du travail ou de votre mission handicap. Ces personnes devraient pouvoir vous aider à déterminer si une demande de RQTH peut s’avérer pertinente.
Frein n°2 – Un réel « coût » administratif face à des bénéfices incertains
La charge mentale et temporelle d’une démarche RQTH représente un coût certain pour les collaborateurs. Il est inutile de rien de le nier : cette démarche de reconnaissance est à la fois longue et fastidieuse. Elle nécessite (entre autres) de remplir un formulaire MDPH long et complexe, de prendre rendez-vous avec des médecins, de collecter des comptes-rendus médicaux et de se « justifier » face à plusieurs interlocuteurs (médecins, mais aussi RH et parfois managers)… Si l’on est déjà fatigué, en souffrance et/ou en surcharge de travail, on peut donc vite conclure que « je n’ai pas l’énergie pour ça » !
D’autant qu’en face, les bénéfices de la RQTH peuvent être perçus comme flous, incertains ou limités. Étant donné que c’est la situation (inadéquation entre ma condition et les besoins de mon poste) qui détermine la RQTH, les solutions apportées en termes d’adaptations sont donc faites au cas-par-cas.
Le fait de ne pas savoir à l’avance en quoi la RQTH pourra concrètement soulager notre situation constitue donc un deuxième frein certain. Avec comme conclusion que la RQTH n’aurait aucun impact réel pour notre situation personnelle, et ne servirait qu’à satisfaire les statistiques du corporate…
Dans de nombreuses entreprises, un assistant social ou encore les RH (mission handicap, référent…) accompagnent les salariés sur le plan administratif, ce qui peut réduire le coût perçu de la démarche. Encore faut-il savoir que l’on peut recourir à ces services !
La communication de l’entreprise se doit donc d’être ici claire à deux niveaux : 1/ pour informer sur les accompagnements proposés (réduire le coût perçu) et 2/ pour faire connaître des exemples concrets d’aménagements réussis, afin de rendre les bénéfices tangibles.
Frein n°3 : La crainte de la stigmatisation
Certes, le Code du travail protège des discriminations en raison du handicap et de l’état de santé. Mais concrètement, le sujet « handicap » reste extrêmement stigmatisant en raison des représentations qui y sont associées, et particulièrement dans le champ professionnel (stéréotypes en lien avec la lenteur, la moindre productivité, la moindre fiabilité, etc.).
Cette perception négative des handicaps en entreprise amène donc un dernier frein, probablement le plus bloquant de tous, celui de la crainte d’être
- Au mieux stigmatisé : « Qu’est-ce qu’on va penser de moi ? »
- Et au pire discriminé : « et quels seront les impacts de la RQTH pour ma progression de carrière ? »
Personne n’a envie de se voir coller l’étiquette « RQTH » sur le front. Cette étiquette n’est pas sans risque : d’abord un risque social et relationnel vis-à-vis du collectif de travail, avec la peur d’être perçu comme « fragile », « profiteur du système » ou de ne plus être reconnu pour ses compétences mais uniquement à travers le prisme de son handicap. S’y ajoute un risque professionnel, avec la peur que cette mention RQTH freine l’évolution de sa carrière (mobilité, promotions, accès ou non à des projets intéressants).
L’enjeu pour l’organisation est de contribuer à construire un environnement de travail sécurisant pour toutes et tous, en veillant d’une part à ce que le handicap n’y soit pas stigmatisé et d’autre part que les opportunités de carrière restent équitables. La confiance est donc LA variable médiatrice qui permet de lutter contre l’autocensure, notamment lorsqu’il s’agit de handicaps invisibles, plus facilement « dissimulables ».
Dans les entreprises que nous accompagnons, nous constatons que cette confiance se construit avant tout par l’exemplarité des situations vécues. C’est le principe de « la preuve par l’exemple » : lorsque j’ai vu, autour de moi, des collègues déclarer leur RQTH, et que cela s’est révélé bénéfique pour eux, il m’est beaucoup plus facile d’envisager la même démarche pour moi. A l’inverse, si l’on a été témoin d’expériences négatives, on sera naturellement candidat à l’autocensure.
Cet enjeu de confiance se joue à tous les niveaux de l’entreprise : charge à la direction de définir et porter des valeurs propices (solidarité, bienveillance, respect…), aux managers et aux RH de garantir la confidentialité lorsque des situations leur sont signalées et de coconstruire, avec les personnes concernées, des solutions adaptées à leurs besoins. Charge enfin, à chacun d’entre nous, de faire vivre cette confiance au quotidien dans nos relations de travail, par une posture juste (sans jugement, ni « pitié mal placée ») et surtout, par des actes concrets.
Valentine Poisson
