Un rapport au travail plus distancié, une détérioration des conditions de vie des salariés, une accélération de l’injonction à la productivité… Comment expliquer l’origine de cette crise que les entreprises traversent actuellement ? Et quel rôle joue la coopération dans ces bouleversements ?
Pour y voir plus clair, nous avons posé trois questions à Henri Bergeron, sociologue, directeur de recherche au CNRS au Centre de sociologie des organisations à Sciences Po et Patrick Castel, directeur de recherche de la Fondation nationale des sciences politiques, et directeur adjoint du Centre de sociologie des organisations de Sciences Po. Décryptage.
Comment expliquer la crise du travail que nous vivons aujourd’hui ?
Henri Bergeron : Si les facteurs pour expliquer cette crise sont nombreux, l’un des plus puissants réside dans la difficulté croissante pour les organisations à créer de la coopération. Pourtant la coopération est à la base du travail, c’est même le cœur du fonctionnement des entreprises : c’est pour que des individus produisent à plusieurs un bien ou un service qu’ils ne pourraient pas produire seul que des organisations voient le jour. Mais aujourd’hui nous ne parvenons guère à réunir les conditions pour faire coopérer les acteurs entre eux et cela peut générer de la lassitude, des désillusions ou encore du stress. Et réciproquement, les conditions propices à la coopération parviennent à créer un regain de satisfaction au travail !
C’est quelque chose que l’on avait pu constater pendant nos entretiens dans les hôpitaux au moment de la crise du Covid. De nombreux médecins sortaient de journées harassantes et nous confiaient que malgré les difficultés, c’étaient aussi les moments les plus satisfaisants d’un point de vue professionnel de toute leur carrière. Justement parce qu’ils trouvaient des marges de coopération inédites avec la filière administrative de l’hôpital par exemple, ou avec d’autres médecins avec lesquels ils n’avaient pas l’habitude de travailler.
Pourquoi la coopération est-elle fragilisée ?
Henri Bergeron : Selon nous, cette difficulté à coopérer s’articule autour de trois mouvements. Le premier est celui que l’on appelle la crise de l’avenir. Le contexte géopolitique et environnemental actuel offre de moins en moins de possibilités de se projeter sereinement. Or le bon fonctionnement des organisations repose sur la capacité des salariés ou des agents à se projeter ensemble dans un futur commun. Si les individus arrêtent de se projeter, alors ils se replient sur eux-mêmes et ont du mal à collaborer avec les autres. Le deuxième mouvement est la multiplication des politiques de rationalisation et de réduction des coûts dans toutes les organisations publiques ou privées. Cela augmente la compétition entre les acteurs, favorise le repli des salariés sur leur activité principale qui sont donc moins disponibles pour rencontrer des gens ou nourrir de nouveaux projets… Et réduit l’activité à l’urgence de la production ce qui, de fait, démonétise le temps relationnel.
Enfin, le dernier mouvement vise à répondre à ces difficultés croissantes dans les organisations, et consiste à élaborer et déployer sans cesse de nouveaux dispositifs de coordination et de coopération. On se retrouve alors à accumuler de nouvelles structures sans avoir établi les causes de l’absence de coopération que l’on veut soigner. Non seulement cela complexifie davantage encore le système mais en plus cela provoque une perte de sens pour les salariés ou les agents.
Comment favoriser la coopération en tant que dimension essentielle du « mieux travailler » ?
Patrick Castel : On peut tout d’abord remettre au goût du jour ce que les sociologues des organisations des années 1960 ont appelé la « théorie du Slack », soit cette capacité pour les dirigeants et les managers à (re)donner du mou face à l’imprévu. Par exemple, en permettant des moments pour nouer des relations, en créant des espaces pour favoriser ces rencontres… L’objectif recherché ? Laisser une vraie chance aux acteurs concernés de réfléchir ensemble, de trouver des modalités de résolution face aux problèmes, et ainsi de retrouver la possibilité de pouvoir innover.
Par ailleurs, un dernier point consiste à interroger les politiques de coordination qui sont censées améliorer la coopération. Car ce n’est pas parce que vous créez une organisation que vous allez créer de la coordination. Au contraire, on l’a vu plus haut, cette création de structures peut davantage devenir un facteur aggravant qu’un facteur d’amélioration pour le quotidien des salariés. Aujourd’hui, on ne se donne pas les moyens de comprendre pourquoi les silos ne travaillent pas ensemble. Il n’y a pas de recette magique que l’on peut appliquer à tous, c’est très spécifique aux activités, à la culture métier, à ce qui motive les personnes selon leurs envies, leurs besoins… Il faut vraiment prendre le temps de faire cette évaluation pour comprendre ce qu’un individu, un métier peut apporter à un autre. Alors seulement nous pourrons créer des vrais liens de coopération.
Propos recueillis par Elise Assibat