Au cours des dernières semaines votre organisation a-t-elle dû :
- Réajuster ses priorités stratégiques ?
- Adapter son organisation du travail pour répondre aux contraintes réglementaires et sanitaires ?
- Créer des nouvelles distinctions entre fonctions qui auparavant travaillaient (à peu de choses près) de la même manière, en traitant au cas par cas la répartition du temps et de présence sur le lieu de travail ?
- Trouver des moyens de concilier l’impératif économique et le besoin de sécurité des personnes ?
- Imaginer des nouvelles façons d’animer et de mobiliser des équipes à distance ?
Et vous,
- Vous êtes-vous senti seul, isolé ou, au contraire, enfin libre ?
Si vous avez répondu « oui » à au moins l’une de ces questions, continuez à lire ! Cet article est pour vous ! Dans le cas contraire, restez quand même, car Cristina Kuri et Florence Duret-Salzer, médiatrices et co-autrices de La médiation au travail : Comment réussir proposent des pistes pour mieux vivre ensemble au travail… Même à distance !
Les (pas si) nouveaux conflits au travail
Nous traversons, on ne cesse de nous le répéter, une crise inédite. Toutefois, les conflits qui germent dans nos organisations en cette période, eux, le sont beaucoup moins. Ces conflits ne sont certes pas d’un nouveau type, mais leurs sources, elles le sont : c’est la manière dont ils émergent qui est nouvelle.
Pour Lawrence Susskind, co-fondateur du Programme de Négociation de l’École de Droit de Harvard, les conflits sont de trois ordres :
- Les conflits d’activité qui concernent la nature des tâches et les façons de faire ;
- Les conflits de relation, sur la nature des liens, les attitudes et comportements des personnes ;
- Les conflits de valeurs, qui s’inscrivent dans l’identité même des personnes, leurs systèmes de valeurs et croyances profondes.
À cette typologie, il faut ajouter le caractère éminemment systémique du conflit. Les tensions qui s’expriment à l’échelle d’une relation interpersonnelle ou dans un collectif de travail découlent potentiellement (et bien souvent !) d’une défaillance organisationnelle. Les individus et la relation qu’ils entretiennent agissent alors en véritable variable d’ajustement permettant (tant bien que mal) au système de tenir.
Et concrètement, comment ça se passe ? Prenons les conflits d’activité. Lorsque les priorités opérationnelles ne sont pas clairement partagées par une équipe par exemple, les arbitrages en matière de temps ou d’allocation des ressources (humaines ou techniques) peuvent être source de tensions interpersonnelles entre les membres de l’équipe : « Il me prend mon travail », « Je suis mis sur la touche… ». Il en va de même lorsque les rôles et les missions de chacun ne sont pas clairs : « Je ne sais pas qui fait quoi dans cette équipe » ; « Celui-là, je me demande ce qu’il fait de ses journées »… Autant de « défaillances » qui sont si souvent régulées par le « facteur humain » (ces hommes et femmes qui font avec ou qui traitent au cas par cas par voie de dialogue), qu’il est facile d’en oublier (et de ne pas traiter) l’origine. Notre article « Comment gérer le conflit à distance » le soulignait déjà : à bas bruit et à l’orée du bois, ces conflits du travail sont prêts à éclore.
De nouvelles sources de conflit
Au cours des deux derniers mois, nombreuses sont les organisations qui ont été obligées, pour le meilleur et pour le pire, de se réinventer dans l’urgence, en s’appuyant davantage sur les bonnes volontés individuelles et collectives pour maintenir le bateau à flot. Pour préserver l’agilité de ce « facteur humain », il paraît dès lors essentiel d’identifier trois nouvelles sources potentielles de conflit en lien avec le contexte actuel :
- D’abord, l’installation de l’incertitude : on navigue à vue. Au travail, le poids (parfois oppressant) de l’incertitude laisse place aux interprétations individuelles sur ce qu’il est bon, ou pas bon, de faire, dans telle ou telle situation. Et qui dit points de vue différents, dit naturellement émergence de désaccords, et potentiellement de tensions !
- Ensuite, le lien social dans nos organisations et sa capacité de régulation informelle ont été fragilisés par la transformation des façons de faire. La plupart des désaccords ou malentendus dans nos organisations se règlent, « sans plus », au détour d’un café ou entre deux portes. À distance, un effort supplémentaire est nécessaire pour s’expliquer (rappeler la personne, envoyer un message…), ce qui rend l’installation d’incompréhensions beaucoup plus probable.
- Enfin, le « dilemme » entre reprise économique et sécurité des travailleurs est aujourd’hui omniprésent. Les débats et actions déployées autour de ces sujets ne manqueront pas de toucher aux valeurs de certains, allant même jusqu’à l’expression de conflits de loyauté du type « mon travail ou ma famille ? »
Identifier les signes avant-coureurs du conflit
Ainsi, pour faire de la prévention à distance, il existe deux clés de succès : s’intéresser aux situations ambiguës et rendre visible l’invisible.
1. S’intéresser aux situations ambiguës
Le premier signe avant-coureur à surveiller est celui des changements de comportement dans le travail avec les autres : quelqu’un d’habitude enthousiaste et participatif qui se met en retrait, la baisse de qualité d’un rendu, les échéances loupées, les attitudes évasives etc. sont autant d’indicateurs que quelque chose se passe, mais qui ne se suffisent pas à eux-mêmes. Plusieurs raisons, professionnelles ou personnelles, peuvent expliquer ces changements de comportement, c’est le propre des situations ambiguës. C’est pourquoi il est essentiel d’engager le dialogue, sans reproches, lorsque le voyant s’allume : au mieux, on y aura vu juste et on pourra se donner les moyens de désamorcer dès ses prémices une situation sensible, et au pire, il n’y avait rien et il ne restera de l’échange que la marque d’attention témoignée à l’égard de la personne.
2. Rendre visible l’invisible
Le deuxième moyen est de redoubler d’attention sur ce qui se dit sur le travail, sur les collègues et sur l’organisation. Trois registres peuvent indiquer l’existence d’une tension :
- Les jugements : « il n’est pas compétent » ; « elle se la coule douce » ; « on n’est pas tous logés à la même enseigne », « ils sont hors sol » …
- Les prêts d’intentions négatives : « elle veut que je me plante », « ils entretiennent volontairement l’opacité », « il est dans la rétention l’information », « y a ceux qui sont dans les petits papiers et les autres », « ils limitent le télétravail pour mieux nous contrôler » …
- Les « réactions dévaluatoires » vis-à-vis d’idées ou de propositions qui s’expriment, non pas par rejet de leur contenu mais par méfiance à l’égard de celui qui propose. Lorsque l’échange autour d’un projet ou d’une tâche soulève des interrogations sur des potentielles intentions cachées ou des doutes sur la bonne foi des interlocuteurs, nous sommes en présence de réactions dévaluatoires : « en quoi ça le bénéficie ? », « si elle propose ça c’est certainement pour tirer profit de la situation ! », « il propose à l’évidence la solution qui lui exige le moins d’effort » …
À distance, malgré l’usage de plus en plus répandu de la visioconférence, nous pouvons difficilement nous référer au langage non-verbal pour identifier une situation potentiellement conflictuelle (regards, postures et gestes). Nous n’avons pas (encore ?) l’habitude. Il est donc indispensable d’encourager l’échange informel sur le travail et de redonner une place centrale au sens des mots, à ce qui est dit, et non-dit ! C’est bien le coup de fil pour prendre des nouvelles qui devient, sans conteste, le principal outil de prévention à distance du conflit au travail. L’échange sera d’autant plus ouvert, qu’il sera sincèrement motivé par la volonté de maintenir le lien avec l’autre. Il faut pour cela éviter de tout mélanger : si l’objet de l’appel est de prendre des nouvelles, il est préférable de garder les questions concernant l’atteinte de résultats pour un autre moment.
Préserver une relation informelle c’est donner un espace d’expression aux tensions frémissantes pour éviter qu’elles ne se cristallisent, ou qu’elles finissent par décourager. Parce qu’il est bien là le danger, de passer par enlisement d’un conflit d’activité à un conflit de relation dans lequel la personne devient le problème. Et lorsque cette bascule s’opère, nous perdons, malgré nous, notre capacité à évaluer objectivement la situation. Le cerveau à cela de fascinant qu’il est tout aussi capable de rechercher l’exactitude des faits qu’à nous donner raison. Par la force des mécanismes mentaux de notre pensée rapide, on aura tendance à privilégier les informations qui tendraient à confirmer ce que l’on pense déjà de l’autre. Ceci pourrait amener en bout de course à penser, qu’au fond du fond, il s’agit du type de conflit le plus insoluble qui soit, le conflit de valeur : « De toutes façons, le courant ne passera jamais ! Il/Elle n’a aucun respect pour les autres ! », « Si pour évoluer dans cette boîte il faut marcher sur la tête des autres, autant que je parte ! »
Aujourd’hui plus que jamais la tentation sera grande de passer sous silence les conflits d’activité. Car le travail ne s’effectue-t-il pas en « mode dégradé » depuis deux mois ? Pourtant, aujourd’hui, comme depuis toujours, les résolutions les plus simples seront celles qui, dès les premiers signes avant-coureurs, donneront lieu à une prise en charge par le management ou l’organisation.
Préservons-nous alors de l’évident qui nous conduit à penser que l’activité se suffit à elle-même pour garantir la pérennité de nos organisations et gardons à l’esprit ce qui est véritablement essentiel au long cours : la cohésion des équipes et l’engagement des personnes.
Cristina KURI et Florence DURET-SALZER