Ce vendredi marque la 35ème édition de la Journée mondiale de lutte contre le sida. Et si l’infection est désormais traitée, assurant une espérance de vie normale ou quasi normale, le VIH demeure encore aujourd’hui une épidémie bien réelle. En 2021, 173 000 français séropositifs ont été estimés en France dont près de 5013 découvertes de séropositivité VIH la même année. Soit autant de personnes susceptibles d’être déjà intégrées au marché du travail ou en cours d’insertion professionnelle.
Alors comment la perception de la maladie en entreprise a-t-elle évoluée depuis le siècle dernier ? Et à quels nouveaux enjeux les entreprises font-elles face aujourd’hui pour accompagner les personnes atteintes du VIH ? Nous avons posé ces questions à Nicolas Derche, directeur de l’association ARCAT de lutte contre le VIH/sida, les hépatites et les discriminations et Mathilde Vion, en charge des programmes d’insertion professionnelle au sein de l’association. Décryptage d’un symptôme de société.
Quarante ans après la découverte du sida, la séropositivité est-elle un tabou en entreprise aujourd’hui ?
Mathilde Vion : De manière générale, toutes les problématiques de santé en entreprise sont encore aujourd’hui assez stigmatisées. Mais le VIH a la particularité de générer d’autres sources de discriminations, en plus de celles subies par les personnes atteintes de maladies chroniques. Parler de cette maladie revient à parler de sa vie intime, et potentiellement révéler son orientation sexuelle, or ce sont des sujets difficilement abordables en entreprise. D’ailleurs, lorsqu’on accompagne des groupes dans le cadre d’ateliers dédiées aux maladies chroniques, les personnes séropositives ne parlent presque jamais du VIH, elles vont toujours invoquer un autre motif face aux autres participants.
Nicolas Derche : Contrairement à d’autres pathologies chroniques évolutives, il s’agit d’une infection, et donc d’un virus transmissible. Et même si les traitements antirétroviraux empêchent toute transmission aux partenaires, cette spécificité de la contamination propre au sida peut continuer à générer des inquiétudes, pourtant injustifiées. Rappelons aussi que la psychose engendrée par la contamination en général a été accentuée par le contexte de pandémie de coronavirus. On parle de plus en plus de maladies infectieuses émergentes, et cela vient alors réactiver cette crainte de la transmission des virus. Une personne atteinte du VIH ne va donc pas le dire aussi aisément que pour d’autres maladies chroniques qu’on peut rencontrer dans le monde du travail. Sans compter l’ensemble des mauvaises informations et idées reçues qui continuent de circuler à son sujet.
Comment s’explique cette méconnaissance du sujet en 2023 ?
Mathilde Vion : Il y a encore beaucoup de fausses croyances, notamment sur les moyens de transmission du VIH ou encore sur les avancées thérapeutiques en lien avec la maladie. On assiste depuis un certain nombre d’années à un mouvement de banalisation couplé à une profonde méconnaissance du sujet. Cela est dû en partie à une faible mobilisation et à un manque d’information transmis au grand public. Un défaut d’enseignement notamment visible chez les plus jeunes qui ne reçoivent presque plus de prévention à l’école, et ce malgré les obligations de sensibilisation sur les questions de vies intimes dans l’éducation nationale dès le collège. Pour faire face à ce manque de structure, Sos Homophobie, le Sidaction et le Planning familial ont déposé une plainte contre l’État en mars dernier pour inaction dans l’assurance des formations de toutes les classes d’âge sur ces enjeux de santé.
Comment en sommes-nous venus à banaliser le VIH ?
Mathilde Vion : Le rapport entretenu avec le VIH a été très ambivalent depuis sa découverte. Dans un premier temps, il y a d’abord eu une forte sensibilisation sur l’ensemble de la population. Par la suite, on s’est rendu compte que tout le monde n’était pas égal face au VIH, que des communautés étaient davantage exposées. Un travail d’approche communautaire pour sensibiliser autour du dépistage a donc été privilégié, ces mêmes communautés se sont saisies du sujet… Et forcément le reste de la population ne s’est plus sentie concernée par cette problématique de santé. Il y a toujours une petite musique de loin, notamment grâce au Sidaction, qui nous rappelle que la maladie existe toujours. Mais entretemps, les traitements sont apparus et ça n’a presque plus été un sujet.
Nicolas Derche : Autrement dit, nous sommes face à des questions de santé publique qui ont privilégié une stratégie de santé ciblée, en direction des communautés exposées, au détriment d’une stratégie de santé inclusive. Cette dernière n’aurait certes pas un impact sur la dynamique même de l’épidémie, mais elle aurait pu agir sur la dynamique des discriminations et protéger ceux qui en sont victimes. Former et informer l’ensemble des publics apporte un vrai bénéfice pour la qualité de vie des personnes qui vivent avec le VIH car cela permet de déconstruire les représentations.
À trop banaliser, ne risque-t-on pas de pencher vers une négation de la maladie ?
Mathilde Vion : L’équilibre est difficile à trouver car d’un côté les traitements autorisent les personnes atteintes du VIH à accéder à une certaine qualité de vie qu’elles n’avaient pas avant. Mais de l’autre cette banalisation crée de la distance sociale avec les personnes exposées et une invisibilisation de la réalité du quotidien. Quant aux personnes séropositives qui ont dix ou quinze années de traitement lourd derrière elles, la maladie n’est pas vécue de la même manière que pour celles qui auraient été contaminées plus récemment.
Nicolas Derche : En effet, nombreux sont ceux qui subissent encore de gros impacts du VIH sur leur qualité de vie, sur leur capacité à travailler, sur leur concentration, leur fatigabilité, etc. Et ces personnes dont parle Mathilde ont été exposées à la maladie pendant la phase des années 80, 90, soit avant l’apparition des traitements. Ce sont des gens qui ont intégré l’idée à un moment donné qu’ils n’allaient pas vivre longtemps, qui ont ensuite connu les premiers traitements, alors particulièrement forts… Aujourd’hui, ils sont en activité en tant que seniors et peuvent avoir des vraies difficultés à vivre leur métier dans les meilleures conditions possibles. Il ne faut pas les oublier.
Dans quelle mesure la prévention du VIH relève-t-elle de l’entreprise ?
Nicolas Derche : L’enjeu pour moi est de concevoir le VIH, et la santé plus globalement, comme des sujets qui ont toute leur place dans les organisations. L’entreprise est un lieu de socialisation important dans notre société et c’est à ce titre-là, qu’il est crucial de continuer à faire de l’information. Pas uniquement pour que les uns et les autres individuellement se préservent du risque, mais aussi pour qu’ils puissent se faire les relais d’informations dans leur cercle et lutter contre les discriminations. On trouve dans l’actualité de nombreux événements, entre les journées mondiales, le Sidaction, le téléthon, qui permettent de faire des focus en entreprises. C’est important que les organisations s’en saisissent et jouent le rôle social qui est le leur.
Mathilde Vion : J’ajoute aussi qu’il est important pour les entreprises de requestionner leur politique RH sur l’inclusion des personnes en situation de handicap et sur les stigmatisations existantes concernant les personnes atteintes de maladies chroniques. Car cette attention est valable pour toutes les problématiques de santé
Pourquoi les entreprises ont-elles tout intérêt à placer les problématiques de santé au rang de leurs préoccupations ?
Nicolas Derche : L’enjeu est crucial car le contexte dans lequel les maladies chroniques se développent a beaucoup évolué ces dernières décennies. Avant, de nombreuses maladies, telles que le VIH, empêchaient de travailler radicalement et la question ne se posait alors pas. Aujourd’hui les avancées thérapeutiques permettent pour de nombreuses personnes atteintes de recouvrir une certaine normalité, et bien souvent même de reprendre des activités. Face à cette réalité, les entreprises vont donc devoir s’adapter de manière à évoluer en même temps que la population active. Notamment dans la prise en charge des différentes étapes de la maladie (diagnostic, prise en charge, traitement…).
Mathilde Vion : Aussi car nous sommes actuellement face à une augmentation des maladies chroniques. Entre les problèmes d’alimentation qui entraînent une hausse de maladies telles que le surpoids, le diabète, le cholestérol ; le dérèglement climatique qui crée des conditions favorables à l’émergence de maladie respiratoires, ou encore les progrès de la médecine qui révèlent par le biais de diagnostics de plus en plus exact de nouvelles pathologies… Le nombre de personnes qui vivent avec une maladie chronique va exploser, et ce sont des personnes qui continueront leur activité en tant que salariés appartenant à l’entreprise. Étant potentiellement tous concernés, la nécessité d’intégrer professionnellement et décemment les problématiques de santé est donc plus actuelle que jamais.
Propos recueillis par Elise Assibat