Avez-vous remarqué comme souvent les anglicismes viennent au secours de la langue française quand les mots pourraient heurter les sensibilités ? On peut citer par exemple l’importation du mot « handicap » au XIXème siècle pour désigner une « infirmité ». Sinon, il y a « sponsor », ça fait moins vénal que mécène. « Backlash », c’est moins polémique que « riposte réactionnaire ». Derrière « un black », on se surprendrait presqu’à oublier que l’on désigne une personne par sa couleur de peau. Grâce à « happy few », on ne déterre pas la hache de guerre de l’inaboutie abolition des privilèges. Quant au « lookisme », cela ferait presque passer la discrimination à l’apparence pour un signe distinctif de bon goût.
Et puis, il y a « senior » qui, comme « manager », vient du latin et qui, longtemps délaissé, nous revient aujourd’hui avec l’accent américain.
« Senior » : une histoire de sport, de statut et d’état de santé
L’emprunt à l’anglais de « senior » commence à la fin du XIXème siècle dans la langue du sport. Est « senior » le membre le plus âgé d’une équipe. C’est de là que vient directement le fait que l’on qualifie de senior les handballeurs de plus de 19 ans, les gymnastes après 20 ans ou les athlètes qui ont célébré leur 23e anniversaire. Dans les stades, on est senior quand on n’est plus junior et pas encore « vétéran ».
Le « vétéran », tiens, parlons-en. Depuis le Moyen-âge, c’est le sage. Est vétéran celui qui n’exerce plus officiellement des fonctions (par exemple, de soldat, de magistrat, de professeur, de médecin) mais à qui l’on reconnait une grande expérience. Cela lui vaut un haut niveau de reconnaissance et lui permet de continuer à jouir de certains privilèges de sa fonction. Entre respect dû à l’âge, révérence induite par le parcours et par l’immensité de ses connaissances — dont on attend qu’ils les transmettent —, ce « senior » a droit à tous les égards réservés aux anciens.
La sphère médico-social joue de cette vision positive du senior respectable pour rompre à partir des années 1960 avec la notion peu flatteuse de « vieillard ». On fait désormais le distinguo entre la « personne âgée » — à laquelle se rapporte diverses caractéristiques (dont la diminution de certaines capacités) et des besoins spécifiques — et le « senior », autonome et en bonne santé générale, si ce n’est carrément fringant. Ainsi, l’OMS désigne comme « senior » la population âgée de plus de 60 ans. Pour une partie du corps médical, la séniorité relèverait donc d’un moment de vie situé entre le pic de la force de l’âge et le premier accident de santé sérieux (qui intervient en moyenne à 73 ans, en France). Être « senior », ce serait donc avoir irrémédiablement moins de vigueur et plus de fatigabilité que par le passé. Sans être non plus complètement « vieux ».
Au travail, polysémies et ambiguïtés de la séniorité
Au travail, « senior » sème le trouble. Il peut se faire épithète comme dans le sport : le consultant senior est parmi les plus expérimentés des consultants, le manager senior parmi les plus expérimentés des managers etc. Vous pourrez donc être « senior » de quelque chose à 25 ans sans que personne ne vous confonde avec votre arrière-grand-tante.
Mais le « senior » au boulot renvoie également à la figure du vétéran : après la quarantaine, avec son bagage d’expérience, il a « passé l’âge » de pas mal de choses et on lui accorde un certain respect et même quelques privilèges. On ne va pas le traiter comme un gamin, quand même ! Même si sa maturité laisse parfois à désirer, mais c’est une autre histoire (ou pas)… On le positionne volontiers en position de transmettre et ça tombe bien car notre étude sur la seconde partie de carrière montre que ça correspond plutôt à ses aspirations.
Dans la grammaire de l’intergénérationnel, « senior » se charge d’autres connotations : en comparaison des « jeunes générations », le quadra-quinqua a ses marqueurs d’âge (il n’est pas dans la même forme physique que quand il avait 20 ans. Enfin, c’est ce qu’il constate les lendemains de soirée) et ses marqueurs de génération (pour les quinqas actuels, ce sont ceux de la génération X). La génération X fait ainsi l’objet de stéréotypes qui la voudraient peu disposée à partager le pouvoir, trop préoccupée par la rémunération et pas toujours très flexible. Tout en étant volontiers atteinte d’un syndrome de Peter Pan au point que l’on puisse qualifier ses représentants de « quincados », selon l’expression du sociologue Serge Guérin. Bref, elle ne serait pas vraiment prête à « faire place aux jeunes ». Les « seniors » ici sont un peu comme des « jeunes » du monde d’avant.
Derrière l’euphémisant « senior », un regard social sur le vieillissement
Dans L’invention des seniors, paru en 2007, Serge Guérin souligne le hiatus entre le fait démographique majeur de l’allongement de la durée de vie en bonne santé et la permanence des représentations culturelles du vieillissement dans nos sociétés. Selon le sociologue, nous sommes d’un côté appelés à vivre, mais aussi à travailler plus longtemps, à investir des projets de vie plus tardivement dans l’existence vie (acquisition immobilière, reconversion professionnelle…). Mais de l’autre, nous devenons des « vieux » dans le regard de la société à l’âge où cela arrivait à nos grands-parents.
Aussi, même si avoir 50 ans dans les années 2020 n’a presque rien à voir avec le fait de tourner quinqua dans les années 1950, le monde du travail perçoit ses 50 ans et + comme des pré-retraités en puissance. Il serait alors contre-intuitif de les considérer comme des « potentiels », d’investir dans leur formation, de les positionner dans des postes à enjeux autres que ceux prévus par la verticalité des organisations et le schéma traditionnel des parcours à progression ascensionnelle.
Avec le recul de l’âge légal de départ en retraite, quelques « seniors » bien placés dans l’entonnoir inversé de l’accès aux responsabilités pourront poursuivre leur progression dans les voies tracées par une autre ère du travail. Mais la majorité formerait un contingent de « trop jeunes » pour être inactifs et de « trop vieux » pour être au cœur du réacteur. Ceux-là pourraient piétiner dans la vie professionnelle pendant 15 à 20 ans, sans s’en plaindre trop fort pour autant. Car la peur de perdre son emploi à un âge parmi les moins convoités sur le marché du travail convaincra plus d’un de se contenter de ce qu’il a.
Déchirer le voile de l’euphémisme pour penser les dynamiques de l’âge au travail
Finalement, le chantier de la place des « seniors » dans l’emploi et dans le monde du travail est vaste. Les problématiques sont multiples et le champ des hypothèses à explorer pour y apporter des réponses est infini. Mais s’il faut mener sainement la réflexion stratégique sur le vieillissement dans la société en général, et dans l’entreprise en particulier, il ne serait pas absurde de cesser de se payer de mots qui n’ont pour vertu que de ne pas fâcher.
Appelons un vieux un vieux. Cela ne dit rien d’autre qu’une position relative dans la pyramide des âges d’un groupe social donné et dans une situation spécifique. À 46 ans, je suis vieille par rapport aux collaborateurs du cabinet qui ont 30 ans ; mais je suis jeune par rapport à nos clients CEO du CAC 40 âgés en moyenne 57 ans. L’âge est toujours une donnée relative, jamais un péage au-delà duquel un ticket reste valide ou bien périme. L’âge est avant tout un élément dynamique et systémique qui met en tension autant de questions clés pour penser le travail que la définition de la compétence, les attendus de l’expérience, les enjeux de légitimité, de confiance, de coopération… L’âge a besoin d’être nommé, avec lucidité, pour le débarrasser enfin de toutes les suppositions et tous les fantasmes qui l’entourent. Et pouvoir mettre enfin sur la table ce qui fait la valeur, laquelle « n’attend pas le nombre des années » si on peut se permettre de détourner ainsi Corneille. Surtout lorsque les âmes sont bien accompagnées.