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santé
mentale

Il se dégage  
De ces cartons d’emballage  
Des gens lavés, hors d’usage  
Et tristes et sans aucun avantage 

Plus le temps passe et plus la chanson d’Alain Souchon semble décrire notre situation collective. La grande dépression appartenait à l’histoire en tant que crise économique et sociale des années 30. Elle pourrait finir par qualifier l’état psychique de l’homo sapiens immergé dans le capitalisme tardif et les dérèglements du monde. Covid, guerre en Europe, changement climatique, crises politiques et sociales, montée des dictatures et autres dirigeants illibéraux, dégradation du travail… N’en jetez plus. C’est le double Bic Mac des crises majeures. On ne sait pas par quel bout le prendre et il est impossible à digérer. Alors quelle analyse peut-on en tirer ? 

La santé mentale et troubles psychiques, nouveaux sujets de société… Mais de quoi parle-t-on ?

Atonie, tristesse, incapacité à profiter de quoi que ce soit, d’espérer quoi que ce soit ou à ressentir de la joie, perte d’énergie, d’estime de soi, culpabilité injustifiée… Voici quelques éléments du tableau de la dépression. Elle est un trouble psychique lorsqu’elle dure au moins 2 semaines et affecte la capacité de quelqu’un à mener à bien son travail, ses activités quotidiennes et à établir des relations satisfaisantes. Près de 8% des européens en souffrent.  

Plus généralement, 27% de la population européenne a souffert de troubles psychiques sur les 12 derniers mois. C’est énorme. Et seulement 32,6% de ces personnes ont reçu l’aide de professionnels. C’est très peu. Ces chiffres résument bien les enjeux : c’est un problème grave, massif et sous-évalué dans son ampleur et sa prise en charge. Une pétition circule d’ailleurs actuellement pour faire de la santé mentale une grande cause nationale pour 2025.  

Au-delà de la dépression, les troubles psychiques comprennent les troubles anxieux, bipolaires, psychotiques et les troubles liés à l’utilisation de substance.  

  • Si la dépression convoque la tristesse, l’anxiété est plutôt liée à la peur, irrationnelle et excessive et peut générer des obsessions ou des compulsions, de la phobie sociale, des troubles paniques…  
  • Le trouble psychotique se caractérise par une perte de contact avec la réalité qui fait apparaître de fortes perturbations dans la pensée, les émotions et le comportement. Dans les phases aigües, les personnes peuvent souffrir d’idées délirantes ou d’hallucinations (caractéristiques de la schizophrénie notamment) et il leur est difficile de maintenir des relations sociales et de travailler.  
  • Les troubles liés à la consommation de substance (alcool, drogues) sont à considérer en fonction des répercussions que la consommation a sur la vie de la personne (affecte la capacité à faire son travail, génèrent des problèmes relationnels, des conduites dangereuses…) 

Ces troubles sont souvent associés les uns aux autres : troubles liés à l’utilisation de substance et troubles anxieux ou dépressifs, voire psychotiques par exemple. La consommation peut être le résultat d’un besoin de soulagement des émotions négatives et…contribuer à produire ces mêmes émotions négatives voire un autre trouble psychique dans un véritable cercle vicieux.  

Pour parfaire ce tableau réjouissant de nos dérèglements psychiques, ces troubles constituent un handicap sévère et invalidant, autant voire plus qu’un handicap physique. Il se voit moins en revanche et est beaucoup moins compris et accepté (le handicap psychique n’est reconnu en France que depuis 2005…) et peut engendrer une souffrance supplémentaire liée à la stigmatisation et à la discrimination (paresse, égoïsme, pas coopératif…pas vraiment malade quoi). La double peine, dont on ne sort qu’à son détriment du fait de conséquences pires encore (enfermement dans le statut de « souffrant » et mis poliment à l’écart).  

Le risque suicidaire enfin est fortement accru lorsque l’on souffre de troubles psychiques. Il est dans ce cas la seule issue envisagée à un futur fait de souffrances qui ne s’atténueront pas.  

Il est donc plus que temps d’agir pour sortir de l’invisibilisation, du déni et d’une image surannée du trouble psychique (la figure du fou dans son asile à la mode du XIXe siècle, notamment) qui freine encore beaucoup de gens dans leur démarche de se tourner vers un professionnel de la santé mentale.  

Pour autant, la santé mentale n’est-elle qu’une absence de troubles?

Spontanément, on résume la santé au fait de ne pas être malade. La santé ne serait alors qu’une absence de trouble. D’ailleurs longtemps la médecine et la psychologie ne se sont intéressées qu’aux maladies à guérir… pour « retrouver » la santé. Pourtant, cette représentation de la santé ne permet pas de comprendre pourquoi quelqu’un est en bonne santé. On peut même faire l’hypothèse qu’il s’agit de l’une des raisons pour expliquer la difficulté de faire de la prévention (notamment en France). Et pour cause, comment maintenir une bonne santé si on ne sait pas ce qui fait qu’elle est bonne ?  

Aujourd’hui, cette vision de la santé a évolué. L’OMS précise que « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Les modèles de santé mentale sont désormais plutôt à 4 dimensions : ils font se croiser un axe « troubles psychiques – pas de troubles psychiques » et un axe « santé mentale élevée – santé mentale faible ». La santé ne se résume pas aux troubles, et on peut même avoir des troubles et être en bonne santé ! En vivant avec correctement, de manière stabilisée, par exemple. 

Une vision encore plus complète et plus positive de la santé mentale convoque le bien être émotionnel, psychologique et social composé d’affects positifs, de satisfaction à l’égard de la vie, d’acceptation de soi, des relations positives, d’autonomie et de contrôle ainsi que le fait d’avoir des buts dans la vie. On parlera alors plutôt de qualité de vie (QV), dans une vision dynamique et fluctuante, les troubles n’étant qu’un déterminant parmi d’autres. Vision que le monde du travail s’est notamment appropriée ces dernières années pour accompagner la problématique de santé mentale auprès de ses salariés. Mais alors, jusqu’à quel point cette dernière est-elle concernée par le sujet ?  

La santé mentale, un sujet d’entreprise ?

Après le stress, le harcèlement, le burn-out, les RPS, la QVCT, l’irruption de la problématique de la santé mentale ces dernières années pose quelques questions quant à son appréhension dans le monde du travail.  

Il est indéniable qu’il est indispensable de sensibiliser le plus grand nombre au sujet pour à la fois mieux identifier les signaux, mieux accompagner tout en étant plus tolérants et en limitant les biais cognitifs qui ajoutent du mal au mal.  

Le développement des formations en entreprise « premier secours en santé mentale » est de ce point de vue très intéressant. Formation australienne ancienne qui est parvenue jusqu’à nous au bout de 20 ans, elle vise à sensibiliser à l’identification des troubles pour (selon son acronyme fil rouge) : Aérer. Approcher les personnes, écouter activement, réconforter et informer, encourager à aller vers des professionnels et renseigner sur les ressources disponibles.  

La formation est intéressante, son livret très bien fait et son intention louable. Toutefois, deux questions se posent :  

Les risques d’une simplification d’un sujet complexe ?  

Le sujet des troubles psychiques est grave et complexe. Les personnes qui en traitent professionnellement sont psychologues cliniciens (5 ans d’étude) ou médecins psychiatres (10 ans d’étude). Que peuvent faire des personnes d’un savoir si dense et si technique transmis pendant 2 journées, sans pré requis particuliers ? La formation répète à l’envi qu’il n’est pas question de diagnostiquer et pourtant explore de manière détaillée toute la symptomatologie des troubles psychiques, rendant très tentant le diagnostic sauvage.  

Tout formateur qui utilise des « grilles » d’analyse des individus (MBTI, Process com, Disc…) sait à quel point la tentation est forte de mettre les gens dans des cases, de projeter sur l’autre sa vision à partir de son « savoir ». C’est rassurant parce que ça met du sens sur de l’incompréhension et ça procure un sentiment de maitrise de son environnement en « expliquant ». N’est-ce pas dangereux ? Nous sommes confrontés de longue date à cette question dans la prévention des risques psychosociaux : jusqu’où aller ? que dire ? comment ce savoir sera utilisé ? Une question éthique se pose.  

Eric Albert avait écrit il y a quelques années « le manager est un psy » et si l’astuce et la punchline pouvait paraître séduisante, l’idée sous-jacente posait problème. Non le manager ne peut ni ne doit être un psy. Le principe fondamental « d’abord ne pas nuire » qui constitue le socle de la médecine peut être sérieusement entamé par des personnes se sentant investis d’un pouvoir de « secouriste » sans en avoir ni les compétences, ni l’éthique. 

Vers une vision (trop) curative de la santé ?  

La deuxième question porte plus spécifiquement sur la prise en compte du sujet dans l’entreprise. Ramener « brutalement » la question des troubles psychiques dans l’entreprise peut constituer autant une avancée qu’une régression.  

Lorsque la question des risques psychosociaux a pris sa forme « sociale » connue à l’orée des années 2010 en intégrant un ensemble de manifestations disparates (stress chronique, violences, harcèlement, souffrance, épuisement) dans une catégorisation commune, il y eut déjà ce débat : sujet « négatif », qui résume le travail a de la souffrance, vision doloriste qui neutralise l’action et déprime tout le monde. L’évolution de la problématisation des maux du travail s’est faite en définissant la Qualité de vie au travail, concept plus « positif » (ce que certains lui ont reproché, l’accusant d’invisibiliser la souffrance…) et surtout plus complet dans l’approche : quels sont les facteurs favorables ou défavorables à une bonne qualité de vie au travail ? Comme pour la santé, on s’intéressait à « pourquoi ça va bien au travail » dans une vision dynamique là aussi entre des facteurs de ressources qui contre balance des facteurs de risque. Prendre le sujet à nouveau par les conséquences les plus extrêmes et les plus psychologiques du travail sur la santé risque de nous ramener 15 ans en arrière avec les seuls numéros verts pour toute politique de prévention, dans une vision très « curative » de la santé.  

Or il y a un enjeu très fort à ne pas psychologiser et médicaliser le travail en le restreignant de la sorte. En effet, l’entreprise n’est pas un lieu de soin (d’où la question de former de manière aussi « pointue » les salariés aux PSSM – premiers secours en santé mentale) et elle doit se responsabiliser sur les facteurs de risques et de ressources qui sont à sa main (proposer un travail qui fait sens, bien organisé, bien réparti, avec des relations de travail respectueuses, un équilibre des temps de vie etc).  

La prévention tertiaire qui consiste à prendre en charge les personnes en souffrance est indispensable mais reste un pis-aller par rapport à la prévention primaire (éviter les risques à la source) qui elle, est bien en grande partie à la main de l’entreprise. Dans la santé mentale au travail, c’est donc bien sur la dimension travail qu’il faut insister au sein de l’entreprise plus que sur les troubles psychiques, leur détection et leur prise en charge. Yves Clôt disait qu’il fallait soigner le travail et l’organisation plutôt que les personnes, formule volontairement provocante pour insister sur les racines du problème…et de la solution !  

Une avancée sociale à accompagner

Donc, bien entendu, militons pour une meilleure prise en charge des troubles psychiques dans la société, notamment pour les jeunes pour lesquels ça devient un problème de santé publique. Longtemps invisibles et mal compris, il est indispensable de les reconnaitre et les traiter.  

Soyons vigilant toutefois à la manière de poser les sujets : ce n’est pas la même chose de secourir des personnes souffrant de trouble et de contribuer à rechercher une bonne qualité de vie pour tous. Dans le principe, ça ne s’oppose pas, dans les faits, on pourrait être tenté de ne chercher qu’à identifier et traiter les troubles, en oubliant les enjeux de prévention et l’intention politique et sociétale de développer une bonne qualité de vie, au travail et ailleurs. Une soif d’idéal.  

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