Une usine du nord de la France, juin 2023. Des ouvriers s’inquiètent des nouvelles politiques d’innovation mises en place par la Direction de leur entreprise. Des projets innovants éco-responsables, dont ils ne contestent pas la légitimité, mais dont ils perçoivent qu’ils abîment leur outil de travail. Ce constat devient une source d’inquiétude pour l’emploi, tant les coûts de réhabilitation sont importants. Le risque donc d’un chômage technique. Pire, du chômage tout court. Ils perçoivent comme du mépris qu’aucune explication ne leur soient données par leur Direction sur les trajectoires décidées ou les raisons stratégiques de ces innovations. « Ce n’était pas comme ça avant » nous disent-ils « Avant on nous écoutait, on nous expliquait. La Direction, quant à elle, perçoit comme une résistance au changement le « c’était mieux avant », une résistance bien française et indécrottable. Les Français sont des râleurs, tout le monde le sait.
Pour autant, derrière ces deux visions en apparence antagonistes, rien n’est irréconciliable. Alors comment parvenir à les concilier ? En se parlant peut-être, en s’engueulant sûrement. Mais pas n’importe comment.
Voilà maintenant un an que nous sommes intervenus au sein de cette usine en tant qu’expert du dialogue social chez Alternego. L’objet de cette intervention a permis de révéler une réalité dans de nombreuses organisations. Sans délibération sur le travail, c’est-à-dire d’expression dans la manière dont il se réalise avec son lot d’aléas, de contraintes, de valeurs exprimées ou parfois bafouées, de désirs de bien faire etc… l’exercice d’un métier peut devenir une source de désenchantement pour nombre de salariés.
Qu’on ne s’y trompe pas, délibérer sur le travail ne signifie pas se substituer à la décision d’une Direction ou remettre en cause un cap défini par des organes de gouvernance. Cela signifie tout simplement, se concerter sur le « comment » continuer de bien réaliser son travail. Et pour cela, il est nécessaire d’avoir recours aux savoir-faire, aux compétences, et à l’intelligence de ceux chargés du “faire”. Décryptage pour y voir plus clair.
La qualité du travail : une potentielle source de discorde
Admettons-le, l’organisation de telle discussion autour du travail n’est pas si aisée. Et pour cause « la qualité du travail est à l’origine de la reconnaissance de soi par soi. », selon le psychologue du travail Yves Clot. De fait, « se reconnaître dans ce qu’on fait et faire un travail de qualité élargit le pouvoir d’agir et donc la santé au travail. » Cette aspiration à réaliser un travail de qualité traduit ainsi un besoin en chacun de se reconnaître dans et par son travail et nous conforte aussi bien dans notre métier qu’au sein de notre collectif. Faire en sorte, comme le disait Simone Weil, que l’individu puisse percevoir le fruit de son travail comme un « objet de contemplation » pour lui permettre de se sentir valorisé, compétent et utile.
Mais cela ne suffit pas. La validation de cette qualité par les pairs est tout aussi importante. Et si l’idée de produire un travail de qualité semble faire consensus au sein d’un collectif ; cette ambition peut être rendue complexe par la diversité humaine. Notamment dans la mesure où les critères d’appréciation de cette qualité diffèrent d’une personne à l’autre ou d’une strate à l’autre de l’organisation.
C’est précisément dans un contexte où aucune régulation n’est proposée que de la discorde peut surgir, risquer de détériorer la relation de travail entre collègues et impacter la qualité de leur travail. Dans une telle situation, il ne s’agit pas de déterminer qui a tort ou raison, mais plutôt de reconnaître la complexité de la situation. Car un travail dans lequel on ne se reconnaît pas peut avoir des conséquences néfastes sur la santé, et ces désaccords, être synonymes de souffrance. Alors comment les appréhender ?
Discuter sur le travail pour rendre le conflit productif
Pour permettre à chacun d’évoluer dans sa pratique professionnelle en lui donnant l’opportunité de délibérer avec autrui sur la qualité du travail, il est indispensable de créer des espaces de controverse. Un cadre pour débattre des critères du travail, échanger avec ses collègues pour collaborer plus efficacement et mieux prévenir des situations de conflits larvés et nocives. Alors seulement des résultats significatifs contribuant à la transformation réelle de l’organisation du travail pourront émerger. Sans ces « disputes professionnelles », la qualité du travail risquerait, au détriment de tous, de se dégrader et l’implication de chacun de se réduire.
Cependant, attention ! Créer de tels espaces signifie aborder des sujets délicats. Ces discussions ne se font pas sans heurts et peuvent révéler des désaccords, voire lever le voile sur des conflits larvés. S’attaquer aux critères du travail bien fait, c’est prendre le risque d’ouvrir la boite de Pandore. Car si l’on suit le raisonnement Yves Clot, :« le plaisir de retrouver de la vitalité collective de l’activité passe par un déplaisir : celui de l’engagement délibéré dans un déchiffrage patient des manières différentes de faire la même chose ». Débattre avec ses collègues revient potentiellement à s’exposer à leur jugement ou à une remise en question de son système de valeurs. Cela implique de sortir de sa zone de confort, d’accepter l’incertitude et les risques liés à cette transparence. Et ça n’a rien n’anodin. Mais alors, comment procéder concrètement ?
De la théorie à la pratique
Réunir des salariés autour d’une table pour discuter de leur travail ne suffit pas à créer un espace de discussion à proprement parler. Pour qu’il soit véritablement efficace, l’espace de discussion du travail nécessite une structure et une approche spécifique, favorisant une régulation productive des divergences et une meilleure compréhension mutuelle. Ses particularités reposent sur plusieurs critères : le volontariat des participants, l’élaboration de règles partagées avec les parties prenantes et la participation active du management de proximité et des instances de représentants du personnel dans la préparation, voire l’animation de ces réunions. En ce sens, ces espaces de discussion deviennent des lieux de co-construction de la qualité du travail, où chaque voix compte et contribue à l’amélioration continue de l’organisation. Ces derniers peuvent se décliner en différentes formes, adaptées au contexte et aux besoins identifiés. En voici quelques exemples :
- La professionnalisation
Si la médiation permet de résoudre certains conflits latents au travail entre les parties concernées, ces espaces de discussion constituent une méthode alternative permettant d’identifier les sources des désaccords. Dans cet espace, une discussion qui aurait pu être bilatérale devient une discussion de groupe où la subjectivité de chaque individu est confrontée à celle des autres professionnels. Ces échanges favorisent le débat, la réflexion et, éventuellement, des accords.
À la suite de ces discussions, des décisions concrètes peuvent émerger, facilitant ainsi l’évolution des pratiques de chacun. C’est pourquoi cet espace peut être considéré comme favorisant la professionnalisation, un processus où les individus développent leur capacité à agir de manière réfléchie et engagée dans leur métier, en intégrant des savoirs, des compétences et des valeurs spécifiques.
- La concertation sociale
La concertation sociale est un véritable outil d’accompagnement du changement, permettant de passer d’un changement dirigé à un changement organisé. En donnant la parole aux salariés et en recueillant leurs attentes et besoins, le changement s’organise de manière plus adaptée, réduisant ainsi les risques d’impact psychosocial.
Durant ces concertations, les salariés expriment dans un premier temps leurs réalités de travail, exposent leurs difficultés ainsi que leurs ressources actuelles. La tenue de ces séances en groupes mixtes, mélangeant les départements et services, favorise une prise de conscience collective des différences et similitudes concernant les critères de qualité. Cette démarche permet aux participants de mieux comprendre les besoins de chacun et les enjeux communs. Dans un second temps, et grâce à une réflexion collective, les participants génèrent des propositions concrètes visant à améliorer l’organisation et à répondre efficacement aux défis posés par le changement. Cela inclut la mise en place de nouvelles pratiques, l’adaptation des processus existants, et parfois même l’innovation dans les méthodes de travail. La concertation sociale ne se limite donc pas à une simple consultation, mais constitue un processus dynamique où l’expression des préoccupations individuelles et collectives mène à une recherche active de solutions
- Les ateliers éthiques
Dans la majorité des cas, nos critères de qualité reposent sur notre système de croyances et de valeurs individuelles. Il est donc essentiel de les identifier afin de mieux les comprendre pour les partager avec nos collègues. Les valeurs au travail représentent les convictions profondes d’une personne concernant ce qu’elle estime important dans sa vie professionnelle. Elles déterminent ce qu’elle cherche à réaliser pour satisfaire ses besoins principaux et influencent notre regard sur notre travail.
Alors faut-il respecter et s’adapter aux normes hiérarchiques et institutionnelles ou aux normes professionnelles qui font l’éthique de son métier ? Faut-il viser une évolution professionnelle et se concentrer sur sa carrière ou rechercher du plaisir au travail ? Dois-je continuer de coopérer même si cela contrevient à mon intérêt individuel ? Que décider en cas de conflits d’intérêts entre parties prenantes ? Il n’existe pas de réponses toutes faites à ces nœuds décisionnels, car ces choix dépendent de notre système de valeurs et de celui de notre organisation. Néanmoins, c’est cette complexité que les ateliers éthiques adresse par l’exploration du rôle et de l’influence des valeurs dans les processus décisionnels.
L’instauration d’une culture du dialogue entre pairs pour discuter des questions éthiques et pour mieux comprendre les motivations personnelles est fructueuse car c’est ainsi que l’organisation va favoriser la reconnaissance et l’acceptation des diversités individuelles. Mais aussi la co-construction d’une transformation des pratiques de travail par une meilleure compréhension des processus de décision individuel, collectif et organisationnel.
Ainsi, qu’il s’agisse de conflits liés à un positionnement au sein de l’organisation ou en raison d’une pluralité de perceptions, confronter son point de vue à celui d’autrui et défendre ses critères de qualité est un outil pertinent au service de la qualité de vie au travail. Cela permet aux salariés de se redécouvrir, de se réapproprier leur métier et de se remettre en question pour renforcer le collectif. À l’heure où la fragilisation des collectifs de travail est un phénomène croissant, bien s’engueuler se révèle être salvateur.