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Peut-on comparer la grève de décembre 1995 et celle de décembre 2019 ?

Nous y sommes. On nous l’avait annoncé. C’est la grève. Un jeudi noir, à l’ancienne.

Les formes de la colère sociale française n’ont pas fini de nous surprendre. Il y a un an, surgissait de manière inédite, le mouvement des gilets jaunes dont on entendait ici ou là qu’il signait l’échec et la fin des manifestations traditionnelles des syndicats. Aujourd’hui, on assiste au retour sur le devant de la scène des organisations syndicales, à une forme beaucoup plus classique de mobilisation avec des comparaisons explicites aux grèves de 1995. Mais comparaison n’est pas raison car, en vingt ans, les rapports de force ont changé, la place accordée par les derniers gouvernements aux corps intermédiaires a paradoxalement été réduite à un moment où les mutations et les réformes se sont accélérées, et de nouvelles formes de contestations sociales sont apparues, plus violentes et disparates (gilets jaunes, crise des banlieues, bonnets rouges, nuit debout…). Dans ce contexte, comment situer le mouvement de contestation générale contre le régime des retraites à points ? Que présage-t-il ?

L’émergence du mouvement

C’était il y a deux mois, dans un contexte social déjà tendu, les organisations syndicales de la RATP dévoilaient leur intention d’organiser un mouvement de contestation de la réforme des retraites souhaitée par le Président Macron. Depuis lors, n’a cessé de se structurer un vaste mouvement de contestation générale, une cristallisation lente mais rythmée des mécontentements réunissant avocats, cheminots, personnels aériens, mais aussi policiers, fonctionnaires de l’Éducation nationale ou encore des hôpitaux. L’objet formel de leur revendication est la contestation du cap d’une réforme des retraites visant à harmoniser l’ensemble des 42 régimes en un seul qualifié d’« universel et de plus juste » par le gouvernement. La raison profonde de leur contestation est la défense de ce qu’il reste de l’État social français, à savoir des retraites fondées sur le type de travail, son mode, sa durée et sa pénibilité d’une part et le service public d’autre part. Les retraites, c’est dans l’imaginaire collectif, un symbole considéré comme un acquis inconditionnel, un progrès acquis sur fond de lutte de plusieurs générations, le pilier de notre système de solidarité. Un objet sacré en somme.

La constitution du rapport de force

Pour l’affirmer haut et fort, la stratégie employée par l’ensemble des organisations syndicales a été celle de la constitution du rapport de force, plus précisément du rééquilibrage du rapport de force. Classique dans la pratique de la négociation distributive et dans les mouvements sociaux français, cette stratégie consiste à faire en amont des négociations une démonstration de force à son interlocuteur, en l’occurrence le gouvernement, pour être perçu comme un interlocuteur non seulement crédible mais potentiellement menaçant. La stratégie est la suivante : on brandit une menace « préventive » avant de négocier pour intimider son interlocuteur, fournir la preuve de son pouvoir et l’inciter à prendre au sérieux ses revendications. Une manière aussi, dans un contexte où la confiance est rompue, de mettre en évidence l’interdépendance entre les deux acteurs de la négociation. En effet, si la grève est d’ampleur, les termes du rééquilibrage du rapport de force deviennent peu ou prou les suivants : certes, vous avez le pouvoir d’imposer une réforme de manière unilatérale, mais attention car, si vous ignorez ce que vous montre la rue, vous prenez le risque de voir le pays bloqué économiquement, ce qui n’est pas dans votre intérêt. Mieux vaudrait coopérer ! C’est plus ou moins ce à quoi nous avions assisté en 1995. C’est peut-être ce à quoi nous assistons aujourd’hui, à une nuance près.

Car l’annonce anticipée de la grève par les syndicats a pu représenter une nouveauté dans la constitution du rapport de force. Ainsi, l’inscription de la grève dans le temps et dans les esprits des Français a permis aux syndicats non seulement de dicter le tempo mais également de donner l’impression d’une montée en puissance du mouvement, d’une entrée en eaux troubles aux issues incertaines. De fait, l’annonce de la grève du 5 décembre il y a deux mois a pu présenter un double atout en faveur des organisations syndicales : d’une part, donner la possibilité aux citoyens et aux entreprises d’anticiper les potentiels désagréments de la grève et de s’organiser en conséquence. Et ainsi au mieux de gagner leur faveur, au pire de ne pas se les mettre à dos. D’autre part, de donner la possibilité au gouvernement d’activer le dialogue et d’agir pour étouffer l’enlisement à la racine. Il avait deux mois, quelques ballons d’essais ont été lancés, mais cela s’est avéré largement insuffisant.

Un point de bascule favorable pour les organisations syndicales donc, qui ont pu montrer ou pourront rappeler à l’opinion que le gouvernement n’a pas su saisir l’opportunité d’un dialogue en amont des manifestations en restant passif face à la multiplication des revendications et ainsi de cristalliser (ou de justifier) les mécontentements.

Quelle issue prévisible ?

Difficile de dire à ce stade quelle sera l’issue de ce rapport de force. Tout dépendra de la capacité des syndicats à faire durer le mouvement, faute de quoi la démonstration de force du 5 décembre risque de n’être qu’un coup d’épée dans l’eau, un simple baroud d’honneur avant de se résigner à la réforme annoncée. Tout dépendra aussi de la stratégie du gouvernement : jouer l’usure en tablant sur l’essoufflement du mouvement social, sur la lassitude de l’opinion publique jusqu’à son retournement, ou entamer de vraies négociations susceptibles de déboucher sur un compromis. La première stratégie est risquée à l’approche des fêtes de Noël. Tablons plutôt sur des concessions mesurées, permettant à chaque partie du conflit de ne pas perdre la face. Il est prématuré à ce stade de dire lesquelles, mais la complexité de la réforme joue paradoxalement en faveur d’un compromis. Il y a tant de paramètres qui entrent en jeu qu’il serait possible de revoir la copie sans remettre en cause le fondement du dispositif de retraite à point universel souhaité par le gouvernement. Quitte à le repousser aux calendes grecques, heu non pardon, à la fameuse clause dite du grand-père…

Sophie Berlioz

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