Le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, les manifestations pour Adama Traoré en France et également d’autres protestations raciales dans le monde ont placé le « racisme » au centre du débat publique. Selon Dorothée Prud’homme, Responsable des études de l’Association Française des Managers de la Diversité et co-autrice de Racisme et discrimination raciale au travail, ces événements récents vont dynamiser le débat sur les rapports raciaux en France et les entreprises doivent se préparer pour savoir identifier, analyser et traiter ce sujet.
Dans quelle mesure ces manifestations raciales changent-elles la façon dont nous percevons et dont nous abordons le racisme aujourd’hui en France ?
Je pense que nous assistons à un accroissement de la visibilité des discussions sur le racisme. Pourtant, ce sont des questions très anciennes ; des violences, notamment policières, envers les personnes racisées ont lieu depuis longtemps en France. Ce qui est intéressant, c’est la dynamique actuelle en écho avec les manifestations américaines. Il y a certainement une influence des réseaux sociaux dans la diffusion de l’information et dans la mobilisation au niveau international. Je travaille sur ces sujets depuis 13 ans et c’est la première fois que je vois la discussion sur le racisme en France prendre une telle ampleur. Je trouve cela très positif car c’est un problème peu traité par les responsables politiques et les dirigeant·e·s du monde économique. Au cours des dernières années, de nombreuses études sociologiques ont été conduites – deux testing gouvernementaux ont montré, par exemple, l’existence de discrimination au motif de la race lors des recrutements. Le constat a été établi, il est temps de passer à l’action, en particulier dans le monde du travail.
Comment les entreprises peuvent-elles se positionner par rapport à ces questions ?
Tout d’abord, nous avons besoin de régler le problème que nous avons, en France, avec le terme « race », comme si c’était « raciste » de l’employer. Or, la race en tant que construction sociale existe et provoque des effets réels sur la vie des personnes racisées. Ce n’est pas en évitant de prononcer les mots « race » ou « racisme » que les discours et les comportements discriminatoires vont cesser. Il faut comprendre ce dont on parle pour pouvoir avancer dans le débat et passer à l’action. Il ne s’agit pas d’un fait « biologique » – personne n’est inférieur ou supérieur parce qu’il ou elle appartient à un groupe racial – mais plutôt d’un outil d’analyse qui permet d’observer les rapports sociaux de domination.
Lorsque le terme « diversité » s’est imposé dans les grandes entreprises françaises au milieu des années 2000, il faisait avant tout référence à la prévention des discriminations au motif de l’origine et au racisme. La Charte de la Diversité, qui date de 2004, mentionne des « composantes culturelles et ethniques ». Au cours des 15 dernières années, les politiques de diversité et d’inclusion se sont solidifiées dans le monde du travail et beaucoup d’entreprises ont aujourd’hui une personne responsable de la politique diversité. Mais, au fil des années, la prévention du racisme et de la discrimination raciale a disparu au profit de critères faisant l’objet d’injonctions gouvernementales plus fortes : le sexe et le handicap en particulier. Attention, je ne dis pas que ces critères ne sont pas importants et qu’il n’est pas nécessaire que les entreprises se mobilisent sur ces sujets, je souligne simplement que la lutte contre le racisme a été progressivement délaissée par le monde du travail.
Je pense que les entreprises doivent faire en sorte que la lutte contre le racisme soit intégrée dans leur stratégie « diversité ». Cela veut dire déconstruire l’idée reçue selon laquelle il n’est pas possible de conduire un diagnostic quantitatif et qualitatif des collectifs de travail en fonction de l’origine. Il est possible, dans des conditions strictement encadrées par la loi, de connaître le nombre de salarié.e.s de différentes « origines ». Il est également possible de conduire des enquêtes visant à évaluer le vécu et le ressenti en matière de discrimination raciale des collaborateurs et collaboratrices. Autant de mesures qui permettent d’établir ensuite un plan d’action solide. Il est indispensable de créer un environnement qui n’admet pas les réflexions racistes, y compris « humoristiques », et de sanctionner celles et ceux qui ne respectent pas les règles du bien vivre ensemble. Au fond, très peu de personnes sont idéologiquement racistes. Parfois, il suffit que les collaboratrices et les collaborateurs aient conscience que leurs propos ou leurs actes sont racistes, voire discriminatoires, et qu’ils heurtent leurs collègues pour qu’ils et elles modifient leur comportement.
Quels conseils donneriez-vous aux managers qui devront aborder le sujet du racisme au sein de leur entreprise ?
Très souvent, lorsqu’il y a un problème lié au racisme dans une entreprise, la personne concernée se tourne vers son manager, mais n’étant que très rarement formé·e à gérer ce type de situation, le ou la manager ne sait pas toujours quelles solutions apporter. En demandant de l’aide à d’autres managers, à sa hiérarchie ou à d’autres services, le ou la manager craint d’être considérée comme un·e mauvais·e professionnel·le. Par conséquent, bien souvent les managers trouvent des solutions « locales » comme, par exemple, changer la victime d’équipe, ce qui ne résout pas le problème de fond : la victime ne reçoit aucune reconnaissance de ce qu’elle a vécu et la personne mise en cause n’est pas sanctionnée. Or, ce fonctionnement « local » crée un cercle vicieux car il invisibilise la situation qui ne remonte pas à la direction. De nombreux responsables d’entreprise considèrent ainsi que, puisqu’il n’y a pas de plainte, il n’y a pas de situation de racisme ou de discrimination raciale dans leur entreprise – ce qui est faux. Pour que les managers puissent réagir aux cas de racisme ou de discrimination raciale, il faut les outiller avec des formations appropriées et oser développer ce débat au sein de l’organisation avec l’imposition de sanctions. Les managers ne devraient pas penser qu’ils et elles vont être déconsidéré·e·s pour avoir dénoncé une situation de racisme. En conclusion, il est vain de chercher à diversifier ses sourcing en termes d’origine sans mettre en place des politiques efficaces de prévention du racisme et de la discrimination raciale, l’entreprise doit d’abord créer un environnement favorable à l’inclusion de tou.te.s.
Je voudrais ajouter une dernière chose : le phénomène MeToo a eu un impact très fort en France et a apporté beaucoup de changements en matière de prévention des violences sexistes et sexuelles au travail. J’espère que ce qui se passe aujourd’hui au niveau de la lutte contre le racisme va aussi changer les choses dans le monde professionnel. C’est mon espoir.
Propos recueillis par Marcos Fernandes