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L’entreprise à l’épreuve de son engagement anti-raciste 

La lutte contre le racisme et les discriminations ethno-raciales n’était pas un axe de politique prioritaire pour les entreprises. Il se pourrait qu’elle le devienne.

L’entreprise n’est pas imperméable aux rapports de pouvoir en présence au sein de la société, notamment sur le plan ethno-racial. Ces dynamiques se reproduisent en effet à tous les niveaux :

  • À l’échelle individuelle: l’entreprise est légalement tenue de lutter contre toutes les discriminations « en raison d’une appartenance ou une non-appartenance, réelle ou supposée, à une race, une ethnie ou une nation ». Au-delà de cette obligation légale, il lui faut aussi condamner et sanctionner le racisme du quotidien, qui recouvre notamment toutes les micro-agressions comme les petites blagues ou les commentaires stéréotypés. Ces derniers comportements sont difficilement repérables mais portent sérieusement atteinte à la qualité de vie au travail des individus qui en font l’objet. Comme pour le sexisme, le racisme du quotidien s’inscrit dans un spectre à la fois complexe et protéiforme, allant du racisme hostile (insultant, dégradant, méprisant) au racisme dit bienveillant, dans lequel on retrouve le racisme limitant ou admiratif : « C’est cool d’avoir un noir dans l’équipe, tu vas mettre de l’ambiance ! »
  • À l’échelle organisationnelle : en tant que reflet de la société dans laquelle elle s’inscrit, l’entreprise perpétue potentiellement un système discriminatoire. Cette systémique, souvent inconsciente, a pour effet de marginaliser les individus racisés[1] et aboutit à un phénomène de plafond de verre. Par exemple lorsque les pratiques de réseautage – plus ou moins clés pour le recrutement et la progression de carrière – favorisent un entre-soi, elles empêchent de facto les diversités d’entrer et de gravir les échelons de l’entreprise.

Comment l’entreprise peut-elle attaquer le mal à la racine pour en finir avec le racisme ?

Communiquer son engagement : une action devenue nécessaire…

L’actualité états-unienne a repositionné la question raciale et les inégalités qu’elle sous-tend au cœur des débats publics et privés. De nombreuses entreprises sont immédiatement montées au créneau pour soutenir la communauté afro-américaine et condamner les discriminations raciales… Allant même jusqu’à désapprouver toutes les discriminations :

On peut dès lors s’interroger sur le degré de sincérité de toutes ces prises de position spontanées, qui peuvent donner le sentiment de répondre d’une stratégie de marque quelque peu opportuniste. Dans quelle mesure ces réactions procèdent-elles davantage d’une protection de son image de marque que d’un réel engagement ? Ne s’agirait-il pas là de se préserver de toute accusation liée au silence coupable, suivant la logique de la rhétorique : « ceux qui ne disent rien soutiennent l’agresseur » ?

Communication Twitter de la plateforme Netflix : « Se taire, c’est être complice »

Mais non suffisante !

La communication corporate est nécessaire pour traduire des valeurs d’inclusion et d’engagement de l’entreprise, mais elle n’est pas suffisante. Pour confirmer la sincérité de sa démarche, l’entreprise doit en effet passer à l’épreuve de la réalité. En d’autres termes, comment va-t-elle incarner concrètement ces valeurs d’inclusion et assurer la non-discrimination à chaque étape de la vie professionnelle du salarié ?

  • Au niveau du recrutement : Quels process RH l’entreprise met-elle en place pour lutter contre les biais inconscients fondés sur les origines ?
  • Dans l’accompagnement de carrière : Quelle est l’exemplarité de la direction pour sanctionner les cas de discrimination ? Et quel est le degré de diversité au sein de de cette direction qui fait figure de rôle modèle ? L’entreprise met-elle en place des actions pour lutter contre les écarts de rémunération ?
  • Dans la vie quotidienne: Comment le management gère-t-il les mauvaises blagues faites à la machine à café ? Sanctionne-t-il les comportements racistes routiniers ? Quels protocoles d’alertes sont mis en place pour faire remonter des situations inappropriées ?

Pourquoi si peu d’actions en entreprise pour lutter contre la discrimination raciale ?

Force est de constater que la plupart des entreprises sont frileuses à l’idée d’aborder et de traiter les problématiques liées à cette diversité ethno-raciale. Cette timidité peut s’expliquer par au moins trois raisons :

  1. Le déni. Le déni est une stratégie de défense destinée à se protéger d’une réalité perçue comme trop inconfortable. Il est en effet très désagréable pour le collectif de se confronter à un défaut d’exemplarité et pour l’individu de faire face à la culpabilité générée par le fait d’avoir des stéréotypes sur les minorités racisées. La pensée magique selon laquelle si l’on ne parle pas du problème, le problème n’existe pas s’active donc instantanément, pour aboutir à une conviction erronée : « il n’y a pas de racisme chez nous », « je n’ai pas de stéréotypes envers les noirs ».
  2. L’absence d’obligation légale. La seule obligation légale de l’entreprise repose sur le respect du cadre de non-discrimination posée dans l’article L1132 du code du travail… Mais les plaintes et les condamnations sont rares, exposant ainsi peu les entreprises sur le plan pénal.
  3. Un manque de moyens et/ou une méconnaissance des actions envisageables. La plupart des entreprises se contentent de compter le nombre de nationalités en présence dans leurs murs. Mais cette statistique ne dit rien : d’une part car le racisme dépasse largement le cadre de la nationalité, d’autre part parce qu’une entreprise multinationale a forcément un large panel de nationalités dans ses rangs.

Déconstruire les idées reçues sur les statistiques liées aux origines

Un argument est fréquemment mis en avant pour justifier l’absence d’actions ciblées sur les origines : nous n’aurions ainsi « pas le droit de faire des statistiques ethniques en France » ! Cette pensée est à déconstruire. Si elles sont contrôlées et soumises à précautions (notamment en faisant valider par la CNIL le diagnostic envisagé et en s’assurant de l’anonymisation des données collectées), ces statistiques ne sont pas interdites par le droit français.

Il est en effet possible de mesurer l’étendue de cette discrimination ethno-raciale dans sa dimension perceptuelle, à travers un questionnaire déclaratif : « Avez-vous le sentiment de faire partie d’une minorité susceptible d’être discriminée ? », « Avez-vous le sentiment d’avoir été déjà discriminé au sein de votre entreprise ? » « Sous quelles formes ? » « Avez-vous réagi » ? Ces études de perceptions peuvent déjà en dire long sur le vécu de racisme au sein d’une organisation, en même temps qu’elles permettent d’ouvrir un débat.

Au-delà des perceptions, d’autres possibilités sont ouvertes pour repérer les pratiques discriminatoires au réel à travers des diagnostics statistiques :

  1. Les campagnes de testing : consistent à envoyer deux CV identiques à de réelles offres d’emploi en faisant varier uniquement le critère à étudier, ici en mettant en avant le profil d’un candidat racisé et celui d’un candidat non racisé. Elle permet de mesurer la discrimination à l’embauche.
  2. L’analyse statistique d’un fichier candidats: il s’agit de catégoriser les candidatures en fonction de l’origine supposée des candidats, puis de comparer les profils des candidatures, les emplois postulés et les probabilités d’embauche.
  3. L’analyse statistique de carrières: ce diagnostic va au-delà de la discrimination à l’embauche pour comparer, à travers une catégorisation des salariés en fonction de leur origine supposée, les positions occupées, l’accès à certains postes ainsi que les rémunérations.

Les salariés ont aussi un rôle à jouer

Si l’entreprise est appelée à lutter concrètement contre les discriminations systémiques et routinières, les individus qui la composent ont aussi leur rôle à jouer car ils infusent la culture d’entreprise tout autant que la culture d’entreprise s’impose à eux, dans une logique de circularité.

Le défi de l’entreprise qui consiste à dépasser le stade de la communication engagée pour s’incarner dans son engagement se transpose facilement à l’échelle individuelle. Il est ainsi facile de poster un écran noir sur ses réseaux sociaux pour manifester sa sympathie à l’égard de la lutte antiraciste. Mais que fait-on concrètement pour transformer la culture des groupes dans lesquels on évolue ?

Quelques pistes, non restrictives, sont à envisager :

  • Prendre conscience de ses stéréotypes et de ses biais inconscients. Ce n’est qu’en prenant la mesure des stéréotypes et des biais dont nous sommes empreints que nous pouvons sortir du déni qui nous affecte pour travailler et développer les pare-feux nécessaires à toute traduction comportementale de ces biais, autrement dit, à toute discrimination. Mesurer ses biais inconscients, c’est ce que propose notamment le Test d’Associations Implicite d’Harvard (gratuit). Acceptons nos biais avec humilité, mais sans culpabilité !
  • Lutter contre l’effet témoin en se posant les bonnes questions lorsque l’on est spectateur d’une situation qui nous perturbe : est-ce que la situation serait la même si c’était une personne non racisée ? Quelles que soient les intentions, quels sont les impacts ? Est-ce que ça me convient/me dérange ? Est-ce que je peux faire quelque chose ? Quoi ? Et si je n’agis pas, qui le fera ?
  • Faire un pas vers l’autre, sans interpréter ni présumer comprendre sa situation à sa place. Nous sommes différents, de par nos prétendues couleurs de peau mais aussi et surtout de par nos personnalités, nos histoires de vie, nos névroses… Et toutes les identités qui nous composent. Entendre le point de vue de l’autre, grâce à une écoute active, ne nie pas l’existence de notre point de vue, ni celle de nos identités multiples. Au contraire, cela ne peut que l’enrichir…

 Valentine Poisson

[1] Un individu est dit racisé ou racialisé lorsque qu’il « appartient, de manière réelle ou supposée, à un des groupes ayant subi un processus de racisation. (…) Ainsi, le terme racisé met l’accent sur le fait que la race n’est ni objective ni biologique mais qu’elle est une idée construite qui sert à représenter, catégoriser et exclure « l’Autre » » (d’après Alexandra Pierre pour la LDL).

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