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IA et boulot : et si la Loi de Murphy n’avait pas le dernier mot ?

Voilà plusieurs semaines que l’on s’agite autour de la menace que représente ChatGPT pour les emplois impliquant de la production de contenus. En réalité, cela fait déjà bien longtemps que l’on s’inquiète de ce que l’intelligence artificielle vienne nous remplacer à l’endroit même où nous nous croy(i)ons indétrônables. À savoir le champ de la réflexion, de la décision sensible, de la créativité… Le cœur même de ce qui fait la spécificité humaine et de ce qui monnaye cher sur le fameux marché des talents.

Et puis, la nouvelle tombe, le 2 mai 2023 : un grand groupe annonce son intention de remplacer 7800 emplois par l’IA d’ici 5 ans, notamment dans les fonctions supports tels que les RH ou la communication. Alors quelle réponse adopter face à cet évènement ?

Schumpeter vs Murphy : le match final ?

Les plus optimistes s’en remettent illico au modèle schumpetérien de la « destruction créatrice » selon lequel les innovations font disparaître du marché un certain nombre d’entreprises et activités ­­– et un petit paquet d’emplois avec – pour mieux en créer de nouvelles. Sous-entendu à plus haut niveau de productivité ou à plus forte valeur ajoutée. Les plus cyniques citent dans un soupir la loi de Murphy selon laquelle si le pire est possible, alors il adviendra.

Pour autant, nous serions encore un certain nombre à ne pas nous satisfaire de l’idée que les intelligences artificielles puissent gouverner le monde, nous traquer dans nos moindres mouvements, détecter et imiter nos émotions et piquer nos jobs, tout en étant parfaitement fatalistes quant à cette perspective. N’est-il pas temps de trouver notre voie intermédiaire entre un optimisme schumpétérien qui confine au déni et une résignation sinistre à la Murphy ?

Retour aux fondamentaux du bien commun

Pour y répondre, prenons exemple sur la Charte du Verstohlen proposée par les intellectuels Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio. Ce manifeste, publié en mai 2022, s’intéresse à tout « ce qui ne peut nous être volé », tel que le silence, l’horizon, le temps long…

Cela vient compléter la définition du « bien commun » dans tout ce qu’elle comprend d’inappropriable. Pour rappel, le droit romain définit les biens communs à travers deux caractéristiques principales : ils sont non exclusifs et rivaux. Non exclusifs, car personne ne peut en être privé. Rivaux, car si un agent s’en empare, il dégrade l’accès des autres à ce bien. Ainsi, personne ne peut être privé d’air pour respirer ; mais si les activités d’un agent polluent l’air commun, tous les autres vont moins bien respirer. L’air est un bien commun, CQFD.

Le « travail créateur » comme bien commun

Peut-on concevoir que le travail, en tant que « travail créateur » selon la formule du sociologue Pierre-Michel Menger, soit également considéré comme un bien commun ? Comme l’air, il est vital : c’est une zone d’épanouissement pour les individus, de lien social et de dynamiques collectives… Bien plus encore : il est selon Pierre-Michel Menger, notre manière de traiter l’incertitude. Travailler – dans de bonnes conditions – nous désangoisse par rapport au sentiment d’impuissance. Cela nous donne aussi la possibilité de créer de la valeur. Et créer de la valeur, ce n’est pas seulement prendre les ressources naturelles pour les posséder ou les consommer. C’est aussi transformer ce que nous recevons de notre environnement en ressource nouvelle.

Pour Menger, cette capacité de transformation est particulièrement flagrante dans le travail artistique : le peintre, le musicien et l’écrivain produisent de l’imaginaire durable à partir des pigments, des cordes et des peaux, du papier… Mais cela est vrai aussi de tout travail qui permet d’avoir une action, même minime, sur son environnement, voire sur le monde. Ainsi, recruter, c’est avoir une action sur le parcours d’un individu et sur la redéfinition d’une équipe. Communiquer, c’est avoir une action sur les imaginaires. Former, c’est avoir une action sur la capacité d’autonomie des autres. Bref, le « travail créateur » remplit la première condition pour entrer dans la catégorie des biens communs : nul ne peut en être privé.

Reste à savoir si quand une intelligence artificielle telle que ChatGPT s’empare du pouvoir de « travail créateur » de l’artiste, du journaliste, du rédacteur et finalement de toute personne qui produit et assemble des idées performatives (c’est-à-dire portant effet sur le réel), cela dégrade la condition de ces travailleurs de l’imaginaire, de l’intellect et de la relation. La réponse est sans équivoque : ChatGPT risque de priver rapidement ces travailleurs-créateurs de ressources pour seulement se loger et se nourrir. Avec cela, l’application les vole par une porte dérobée d’un patrimoine que le droit a voulu inaliénable en posant le principe de la propriété intellectuelle. Sans conteste, cette innovation disruptive stérilise le travail créateur.

Pour une « résistance créative »

Il devient donc difficile de s’en remettre à Schumpeter : le modèle de « destruction créatrice » repose précisément sur la possibilité humaine de (re)créer même quand tout autour de soi est démoli. Si c’est la dynamique-même de la créativité que l’on abolit, ne reste que la destruction. La perspective est mortifère. ChatGPT lui-même pourrait bien ne pas y survivre puisque son modèle repose sur le siphonnage statistique des contenus antérieurement créés. En attaquant la créativité, c’est en quelque sorte lui-même qu’il attaque à terme.

Alors quoi ? On baisse les bras et on donne raison à Murphy, selon qui le pire est toujours certain, surtout en matière de technologies ? Ou bien on choisit d’entrer en « résistance créative ». De défendre les territoires du « travail créateur ».

Pour cela, il nous faut cependant ne pas nous tromper d’ennemi. Ce n’est pas le pouvoir intimidant d’une technologie insensible à nos peurs et à nos besoins vitaux qu’il nous faut combattre. C’est notre propre tendance à laisser se détériorer les conditions du « travail créateur ».

Les conditions nécessaires au « travail créateur »

Pour exercer le « travail créateur », il faut en effet mettre plusieurs chances de son côté :

  • Accéder à un certain niveau d’éducation et de culture. Or, si pour « livrer » une dissertation ou un article, il n’y a plus besoin de se documenter, de synthétiser, de questionner et de rédiger, cela risque de compliquer l’assimilation des savoirs et le partage des connaissances. L’intelligence artificielle ne deviendrait ainsi supérieure à l’intelligence humaine que par affaissement de cette dernière.
  • Avoir des occasions de s’entraîner et ainsi pouvoir « rater », chercher, recommencer, s’améliorer, changer de façon de faire… Or, l’appli générative de contenu n’apprend qu’à ne pas reproduire les erreurs quand on les lui signale. Elle modifie le livrable mais rien de sa méthode pour créer du contenu n’est remis en question par ses ratés. Quand l’erreur n’est plus une opportunité pour dynamiser une démarche, c’est tout le mécanisme d’apprentissage qui est menacé. 
  • Voir son travail reconnu comme un travail et protégé des prédations. Car celui qui se fait systématiquement piquer ses bonnes idées et voit son travail régulièrement réapproprié par autrui – et maintenant par des applis – a toutes les chances de se démotiver et de renoncer à créer.
  • Bénéficier de l’attention d’autres que soi sur son travail. La copie d’étudiant produite par ChatGPT pourra parfaitement être relue par une IA qui lui mettra une note quelconque, sans que personne n’ait rien lu, reconnu, estimé. La relation de compagnonnage par laquelle se transmettent les savoirs et s’autonomisent les individus en prend un sacré coup.

Si nous ne voulons pas abandonner notre élan de vie propulsé par le « travail créateur », il nous faut donc donner des moyens à la réalisation de ces conditions :

  • En investissant dans l’éducation et dans la culture, dans la formation et dans le développement des compétences,
  • En œuvrant au développement de cultures managériales propices à l’épanouissement au travail,

Face au risque que représentent l’intelligence artificielle pour les emplois auxquels nous tenons le plus, il nous faut rendre ces emplois encore plus forts et travailler à leur accessibilité au plus grand nombre. Alors, nous serons suffisamment nombreux pour manifester que même si les choses peuvent arriver, nous détenons le pouvoir de vouloir qu’elles adviennent… Ou non.

Marie Donzel, avec la précieuse relecture d’Elise Assibat et Julie Delaissé

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