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Beaux-Arts vs Impressionnistes : de quoi la résistance au changement
est-elle le nom ?

 

Dans un monde en constante transformation, on ne peut plus espérer des résultats différents en continuant à faire la même chose, surtout en entreprise. Se pose alors la question de la bascule. Comment passe-t-on d’un modèle dominant aux règles bien établies à l’impulsion d’un nouveau modèle qui désire faire et réfléchir autrement ?   

Pour comprendre les mécanismes d’un tel basculement, nous sommes allés à la rencontre de Pauline Pons, historienne de l’art et conférencière en entreprise sur l’innovation et la créativité. Notre point de chute ? Le Paris tumultueux du XIXème siècle, au cœur du conflit qui opposa l’immuable Académie des Beaux-Arts aux Impressionnistes en quête de renouveau. L’occasion de (re)découvrir un clash sismique pour le monde de la culture, mais aussi d’en tirer des enseignements pour les organisations présentes et futures. Entretien.   

Dans quel décor se joue la scission entre l’Académie des Beaux-Arts et les Impressionnistes ?  

Pauline Pons : Nous sommes au tournant des années 1850, l’École des Beaux-Arts, surnommée « La Grande École », est d’une exigence et d’un conservatisme sans précédent dans la sélection de ses candidatures. Et la tradition picturale est farouchement préservée et promue comme l’unique voie pour devenir un artiste reconnu, avec la Renaissance pour référence absolue. Les nus doivent être idéalisés car il était impensable de représenter la nature dans sa brutalité ou sa vérité, on ne doit rien laisser transparaître des étapes préalables à l’élaboration de l’œuvre… En somme, l’enseignement n’a jamais été aussi strict et l’École des Beaux-Arts jamais été aussi fermée, alors même qu’à l’extérieur, la vocation artistique enflamme pratiquement chaque famille qui en a les moyens. 

Que comprendre de cette réticence à basculer vers un nouveau modèle ? 

Pauline Pons : Rappelons-nous qu’au XIXème siècle, tout est en pleine mutation. Le monde change littéralement de visage : la Seconde Révolution Industrielle se déploie, la production en série s’impose, le rapport au temps, à la vie, à la vitesse est bouleversé. Tout est en ébullition, en transformation. Paris lui-même se métamorphose avec l’haussmannisation.  

Alors face à ce mouvement effréné, le milieu artistique, pourtant censé innover, réagit par un repli sur soi. On cherche l’immuable, tandis qu’à l’extérieur, la vie bouillonne. Pour moi, c’est un mécanisme qui réside principalement dans cette peur profonde du changement, de l’inconnu, provoquant un effet de balancier qui nous pousse à l’inverse, vers le conservatisme. 

Quel est l’élément déclencheur de la rupture ? 

Pauline Pons : Le monde se divise. D’un côté, ceux qui s’accrochent à un passé révolu. De l’autre, ceux qui, au contraire, embrassent ce monde en pleine évolution avec enthousiasme. L’invention du tube de zinc en peinture est un déclencheur concret et majeur de toute cette innovation picturale. Les peintres quittent leurs ateliers et s’emparent de la métamorphose incessante du monde. Alors que les académiciens veulent absolument nous faire croire que nous vivons encore à l’époque des gladiateurs, des Vénus ou de Napoléon, une bascule incroyable s’opère, très significative à mes yeux. Non seulement ces artistes ne craignent pas ce monde qui mute, mais ils se servent de ces innovations pour remettre en question l’art occidental qui n’en finissait plus de se répéter.  

Comment cette rupture se traduit-elle avec les Beaux-Arts ? 

Pauline Pons : C’est la guerre. Lorsque les impressionnistes décident d’exposer ensemble pour la première fois en 1874, ils n’ont aucune chance d’être sélectionnés pour le Salon officiel, dont les goûts sont ceux de l’École des Beaux-Arts et de l’Académie. Ils vont donc installer une exposition temporaire Boulevard des Capucines, dans les anciens locaux de Félix Nadar. Très peu de personnes se déplacent pour voir ces Impressionnistes, alors que les expositions officielles du Salon remportent un succès bien plus grand que toutes nos expositions actuelles réunies. Mais ils ne se découragent pas et exposeront huit fois au total. Des figures éclairées, comme les mécènes privés des impressionnistes, leur permettent d’exister et le Salon des Indépendants va naître de cette impulsion. Ce sera même plus tard le théâtre de nombreux scandales au XXème siècle, notamment avec les Fauves. Cette transition qui s’opère à ce moment dans l’art ouvre les voies à un pluralité d’expressions, à une pluralité d’interprétations qui va tout bouleverser. 

Pourquoi cet événement nous parle encore aujourd’hui ? 

Pauline Pons : Cette histoire, vieille de 200 ans, nous concerne tous. En tant qu’humains nous sommes naturellement attirés par les recettes qui ont fait leurs preuves par le passé. Ce n’est pas seulement de la facilité, c’est un besoin profond d’être rassuré. Nous avons tous envie d’avoir en nous l’immortalité, des recettes qui marchent pour toujours, un monde immuable dans lequel on pourrait éternellement rejouer la même partition. Et le XIXème siècle agit comme un miroir déformant pour nous et nous renvoie à notre peur du changement. L’Académie voulait momifier l’art et on y perçoit toutes les névroses de l’époque. Cette période ne cesse de m’inspirer car c’est une magnifique manifestation de la peur de l’inconnu et de ses conséquences. Et lorsqu’on voit ce que cela a provoqué au début du XXème siècle, forcément, cela m’inquiète. 

En quoi le mouvement des Impressionnistes peut-il être une source d’inspiration pour les entreprises ?  

Pauline Pons : Le rêve de Monet était de « renaître pour voir le monde comme au premier jour », sans les couches culturelles qui nous en séparent. Et c’est une chose à laquelle je tiens pour le business d’aujourd’hui : parvenir à retrouver cette vision première du monde, ne pas se laisser aveugler par nos jugements. Rien n’est plus dangereux que de s’enfermer dans sa technique et de ne rien dire du monde. D’ailleurs rien n’est pire, pour moi, qu’une œuvre techniquement parfaite. Ainsi, le défi pour les entreprises, à mon sens, est de ne pas s’enfermer dans des recettes qui ont marché, mais plutôt de cultiver cette capacité à se renouveler et à saisir les signaux d’un monde en constante évolution.  

Quels enseignements peut-on alors en tirer pour le futur du travail ? 

Pauline Pons : L’impressionnisme illustre toute l’importance de la vision, de la créativité, du renouveau et du collectif. Les artistes se sont réunis pour être plus forts ensemble. Par exemple, c’est auprès d’Édouard Manet que Monet a progressivement trouvé son chemin intellectuellement. Constituer des communautés d’inspiration est essentiel.  

Enfin, l’entreprise de demain doit être enthousiaste face aux changements. Car c’est en embrassant les évolutions que l’on ose de nouvelles approches et que l’on ne se laisse pas enfermer par des critères rigides qui entravent la créativité et la vision. Et l’art, par sa capacité à offrir des perspectives multiples et à nous extraire de nos représentations habituelles, peut être un outil puissant pour développer l’agilité et la capacité d’adaptation nécessaires dans un monde en mutation. Il nous encourage à dépasser nos cadres de pensée, à explorer de nouvelles voies et à oser regarder le monde avec un regard neuf.  Comme au premier jour.  

Propos recueillis par Elise Assibat 

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