Dans de nombreuses entreprises, la confrontation des opinions ou l’abord des problèmes de performance reste un sujet délicat. Ces tensions, souvent mises sous le tapis, finissent par exploser lors d’un rendez-vous annuel redouté : l’évaluation de fin d’année. Et cette rencontre devient alors un modèle où le désaccord est une crise à éviter, et non un signal à écouter. Alors comment imaginer d’autres modalités ?
Face à l’épuisement managérial et au fort turnover présent au sein de l’organisation, l’entreprise américaine Adobe a fait le choix en 2012 d’abolir le principe d’évaluation annuelle au profit d’un nouveau système : les « Check-ins ». Cette méthode alternative s’articule autour de conversations informelles, régulières (au moins une fois par trimestre) entre manager et employé, et sans document à remplir. Trois sujets fondamentaux y sont abordés : les attentes, le feedback et, de manière centrale, le développement de l’employé.
L’exemple du « Check-in » : du conflit « stocké » au conflit « géré en flux tendu »
En instaurant le dialogue continu, l’entreprise change la nature même du conflit. Les managers sont formés pour aborder une micro-tension (un désaccord, une erreur de parcours) dès son apparition, et celle-ci est alors traitée comme un simple ajustement opérationnel nécessaire. À l’inverse d’un modèle plus traditionnel, cette nouvelle temporalité évite que la micro-tension ne se transforme en une charge émotionnelle trop forte du fait de l’attente et de l’accumulation qui en découlent. Et l’on passe ainsi d’un conflit « stocké » à un conflit « géré en flux tendu ».
Depuis sa mise en place, des résultats concrets ont rapidement validé ce virage au sein de l’entreprise : Adobe a constaté une diminution de 30 % du nombre de démissions volontaires ; l’entreprise a également récupéré la majeure partie des 80 000 heures de travail managérial consacrées auparavant aux évaluations ; enfin, le moral des employés et des managers a considérablement augmenté, le feedback étant désormais « considéré comme un cadeau » et le « Check-in , un « virage à 180 degrés », selon Donna Morris, vice-présidente senior des ressources humaines chez Adobe System.
Quand la souplesse exige l’encadrement
Pour autant, si le modèle du « Check-in » est séduisant, il n’est pas sans failles non plus. Et pour cause, sa flexibilité est à double tranchant : sans la pression d’une date butoir annuelle, le « Check-in » peut facilement être repoussé ou négligé par des managers déjà surchargés, laissant les problèmes s’accumuler à nouveau. L’efficacité du système repose donc entièrement sur la discipline et la proactivité du management.
Par ailleurs, cela requiert un investissement massif en formation pour que les managers soient à l’aise dans l’exercice du feedback honnête et régulier. S’ils sont mal outillés, ces entretiens peuvent générer encore plus d’anxiété que le rendez-vous annuel en raison de leur caractère informel et de leur fréquence.
Et en France ? La difficulté de la confrontation
L’exemple d’Adobe est un bon moyen d’interroger sa transposition au modèle organisationnel français. Dans l’Hexagone, le conflit, même inhérent à la vie des organisations, reste souvent associé à une faute ou une menace, plutôt qu’à une opportunité d’amélioration. Aussi la réticence culturelle à la confrontation, doublée à une forte culture hiérarchique, pourrait complexifier l’adoption d’un tel système.
Finalement, l’initiative américaine peut être une véritable source d’inspiration pour les organisations. Autant du côté de ses succès… que de ses défis à relever. Car l’audace managériale ne réside pas seulement dans la capacité à rendre les problèmes visibles au quotidien. Elle exige aussi et surtout un fort encadrement et une grande discipline pour garantir que le dialogue ne se transforme pas en une série de promesses sans lendemain.
Elise Assibat
