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Entreprise & recherche fondamentale : l’urgence de créer des ponts 

Alors que le crédit impôt recherche, consacré au soutien de l’innovation des entreprises, pourrait être amendé par le nouveau gouvernement en quête d’économie, nous nous interrogeons ici sur le lien qui unit l’entreprise et la recherche… Et la fragilité de cette relation.  

Face aux crises sociales et politiques que nous traversons aujourd’hui, rapprocher le monde de l’entreprise de la recherche fondamentale pour démultiplier la production des savoirs et trouver des solutions paraît plus urgent que jamais. Pourtant ces deux secteurs ont encore du mal à fusionner. Et si la question du financement demeure l’un des principaux leviers pour expliquer cette mise à distance des chercheurs, d’autres facteurs entrent en jeu… À commencer par le manque de visibilité qui découle de la recherche fondamentale à première vue. Contrairement aux sciences dites dures, le savoir produit n’est pas immédiat et ne revêt pas de la même utilité. Avec notamment une manière de concevoir la réflexion sur le temps long qui tend à détonner avec le cycle court de la rentabilité. Mais parfois, c’est aussi un manque de lisibilité au vu de la complexité du langage scientifique qui fait barrage.  

Alors comment expliquer cette contrainte de l’accès et le fossé qui en découle auprès du secteur privé ? Décryptage avec Patrick Scharnitzky, docteur en psychologie sociale.  

Un système qui encourage la complexification du savoir

Difficile de saisir le caractère “inaccessible” de la recherche fondamentale sans évoque le système d’évaluation des doctorants en sciences humaines et sociales en France aujourd’hui. « En Allemagne, un chercheur passe tous les 5 ans devant un jury pour confirmer ou non la viabilité de son statut au regard de ses travaux. », révèle Patrick Scharnitzky. Pour faire part de ses avancées, mais aussi pour valider la durabilité de l’intérêt de la recherche.  

Dans l’hexagone, nul examen de la sorte n’existe et la progression dispose d’une marge de manœuvre réduite : « la seule évolution possible est de parvenir à passer de maître de conférences à HDR (Habilité à Diriger des Recherche, NDLR) », explique le docteur en psychologie sociale. Or l’obtention même de cette fonction est incertaine dans la mesure où le nombre de postes de maître de conférences est de 2000 chaque année pour 14 000 nouveaux candidats. « Sans compter les manques de moyens financiers à destination de ces filières qui contraignent les chercheurs à un risque de précarité », ajoute Patrick Scharnitzky. La reconnaissance professionnelle est donc loin d’être assurée par un avenir plus qu’incertain.  

Des conséquences pour les universités autant que pour les salariés

Alors comment valoriser son travail autrement ? « Par des publications dans des revues scientifiques qui offrent une certaine influence sur les pairs. », répond Patrick Scharnitzky. Mais plutôt que de bénéficier d’une plus large audience, ces revues les réduisent davantage encore. « Le système aujourd’hui est tel que plus les revues sont reconnues par le milieu, plus le contenu publié y est spécifique », précise-t-il. Les chercheurs n’ont alors pas d’autres choix que de s’y plier pour bénéficier de cette aura, et participent ainsi, malgré eux, à perpétrer les mécanismes d’un système d’évaluation qui ne pousse absolument pas à la simplification. 

En conséquence, « non seulement toute une profession se retrouve invisibilisée, et l’étendu des réflexions travaillées sont laissées dans un coin, destiné à prendre la poussière », regrette Patrick Scharnitzky. Sans que personne ne se doute de l’immensité du savoir qui est produit en France chaque année. « Mais en plus cela peut créer de la méconnaissance du côté des entreprises qui ne peuvent pas y avoir accès », poursuit le spécialiste. Les uns sont considérés comme trop terre à terre, les autres jugés presque hors sols… Et les stéréotypes continuent de se croiser sans parvenir à se réconcilier. Pourtant, créer des ponts entre ces deux univers offre des avantages non négligeables, lorsqu’ils ne sont pas carrément insoupçonnés. 

L’urgence d’intégrer la recherche fondamentale dans l’entreprise 

Les bénéfices de rapprocher les universitaires des entreprises sont nombreux. Du côté des thésards, cela leur permet d’alimenter leurs réflexions en manque d’échantillonnage grâce à un terrain de recherche augmenté. « Surtout lorsque le sujet étudié traite du milieu de l’entreprise, et nécessite donc un contact direct avec les salariés. », précise le docteur en psychologie sociale. Cette voie permettrait aux chercheurs de traiter du travail dans ce qu’il a de plus concret. Mais également de répondre à la problématique du financement qui se pose très souvent pour les doctorants en quête de moyens.  

Et ce n’est pas tout, les organisations sortent elles aussi gagnantes de ce système puisqu’elles s’enrichissent avec des profils hautement qualifiés, doublés des savoirs innovants. « Les travaux produits par les chercheurs visent à aiguiser l’esprit critique des salariés, à les rendre plus créatifs, plus heureux et permettent ainsi de recréer des facteurs de performance sociale et économique », affirme Patrick Scharnitzky. Un gain non négligeable dans un climat social de plus en plus tendu. Mais pour que ces ponts prennent forme, il est nécessaire de pouvoir simplifier la grille de lecture de manière à la faire adopter le plus largement possible et créer des véritables leviers de transformations de la société.  

Quand les innovations font la différence… et doivent être protégées

Aujourd’hui, si l’impulsion est majoritairement individuelle, des initiatives à plus grande échelle sortent tout de même du lot. On pense par exemple aux travaux de recherche d’Yves Clot, professeur émérite de psychologie du travail au CNAM, et chercheur au Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD). Entre 2012 et 2014, ce dernier a ainsi mené une expérience d’envergure auprès des ouvriers de Renault à Flins pour lutter contre les risques psychosociaux et a découvert un important lien de corrélation entre la possibilité de discuter sur le métier et la qualité de vie au travail des salariés. À la condition indispensable, bien sûr, que les organisations donnent le temps et l’espace de faire émerger ces espaces de « coopération conflictuelle”.  

Mais ce n’est pas tout. On pense aussi bien sûr au dispositif des Conventions industrielles de formation par la recherche dont les 40 ans ont été célébrés en mars dernier. Ces thèses, dites ”CIFRE” ont été créées par le ministère de l’Enseignement supérieur, à la Recherche et à l’Innovation, justement pour renforcer les échanges entre les laboratoires de recherche publique et les entreprises. Son ancienne ministre, Frédérique Vidal a ainsi déclaré en mars 2021 : « 90 % des docteurs CIFRE trouvent un emploi dans les six mois ». Créant ainsi un début de zone d’échange entre les secteurs universitaires et privé.  Néanmoins, la potentielle coupe des crédits impôt recherche risquerait de mettre à mal cette initiative dans la mesure où les dépenses liées à la CIFRE sont justement éligibles au CIR pour encourager les entreprises à sauter le pas. Ce qui fragiliserait d’autant plus des rapports déjà complexes.  

Finalement, protéger les mécanismes de rapprochement est plus impératif que jamais pour encourager leur émergence et les faire perdurer dans le temps. Car si les ponts apparaissent encore trop timidement, le pouvoir des sciences sociales, lui, est bien présent. Alors profitons-en ! « Tout ce qui permet la fabrication de l’intelligence par la recherche fondamentale, dans tous les domaines, quels qu’ils soient, est une bonne nouvelle », conclut Patrick Scharnitzky. Et à l’heure actuelle, notre monde en a grand besoin. 

Elise Assibat

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