Dans une interview donnée au journal Libération en mars dernier, le philosophe et sociologue Edgar Morin nous invite à mettre à profit ce temps à part où « les repères intellectuels sont bousculés » pour revoir notre manière d’analyser le monde. Exit le raisonnement par opposition ! Il nous faut aujourd’hui combiner des phénomènes a priori contradictoires pour aborder la complexité et nous confronter à l’incertitude. Mais pouvons-nous aussi facilement déconstruire une logique de compréhension de notre société, si familière qu’il semble difficile d’en imaginer d’autres ? Notre modèle économique et social est-il en capacité d’associer des concepts tels que développement et enveloppement afin de concevoir une nouvelle approche engageante et responsable ? Julie Delaissé, entrepreneure et directrice des opérations d’AlterNego éclaire ce questionnement.
Dans son livre L’univers affectif, le biologiste expert des mécanismes de l’attachement Jean-Louis Revardel explique qu’opposer nous permet « d’identifier, de distinguer, séparer, classer, catégoriser et répertorier les entités qui habitent le monde » selon un principe de dualité qui régit notre perception des choses depuis l’Antiquité. Serions-nous dès lors condamnés à ordonner par les opposés ce qui nous entoure pour rendre notre environnement intelligible ? Nous apprenons depuis notre plus jeune âge que l’opposé d’un nombre n est le nombre qui, ajouté à n, donne zéro ! Oui zéro, le néant, nada, marqueur absolu de l’absence. La preuve par les mathématiques qu’une genèse entre opposés serait chose impossible. Et pourtant, l’histoire de l’art nous démontre que le processus créatif nait très souvent de tensions contradictoires. Un clair-obscur, si contrasté soit-il, apporte un éclairage nouveau sur ce qu’il donne à voir en créant l’illusion d’une forme nouvelle tridimensionnelle dont la valeur est plus importante que le jeu d’ombre et de lumière lui-même. Cela vaut-il aussi pour les concepts modernes qui donnent à lire notre monde ? La combinaison développement/enveloppement peut-elle être créatrice de valeur ?
Le développement comme source de progrès
De l’ancien français desvelopemens, le développement est dans sa stricte acception, l’action de dégager une chose de ce qui l’enveloppe. Au XVIIIe siècle, le mot acquière une valeur figurée et renvoie à l’action d’évoluer, qui nécessite de se débarrasser au préalable de quelqu’enveloppe protectrice. Autrement dit, se mettre en risque. Quand on pense développement aujourd’hui, notre esprit occidental l’associe immédiatement à une représentation économique. Le développement est, de fait, le processus par lequel des transformations structurelles et positives contribuent à l’essor d’une société, grâce notamment à la création de richesses. On parle alors de progrès. Un saut en avant combiné à une amélioration constante.
Le « développement durable », un paradoxe ?
Et pourtant, en 1987, la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement de l’ONU introduit la notion de développement durable pour définir un nouveau mode de progrès plus réfléchi, plus responsable, plus économe en ressources et précisément plus protecteur (enveloppant, donc ?) de la vie. Un paradoxe ou une puissante redéfinition du développement, à l’opposé des paradigmes qui ont conduit aux excès de l’individualisme, du consumérisme, de la recherche du profit au détriment de l’environnement, de la dignité humaine parfois, et amputant les chances des générations futures.
Confinés ou enveloppés ?
Cette conception inédite de la croissance économique est une réponse à l’urgence de freiner cette inexorable quête du progrès coûte que coûte, quitte à faire marche arrière, pour le climat et pour notre pérennité. Ce que nous vivons aujourd’hui est en ce sens intéressant. Confinés, enveloppés sur nous-mêmes, nous laissons par la force des choses la nature reprendre ses droits : le niveau de pollution atmosphérique baisse, et pourrait même réduire significativement le nombre de décès liés aux particules fines et dioxyde d’azote en Europe selon l’organisme de recherche indépendant Center for Research on Energy and Clean Air. Cette situation pandémique nous a littéralement projetés d’une hypermondialisation à un repli planétaire, d’un développement effréné à un enveloppement que nous subissons mais acceptons néanmoins car il en va de notre santé et de notre sécurité.
L’enveloppement, mécanisme de la peur
Or, il n’y a pas si longtemps encore, la tentation du repli faisait davantage écho à des discours communautaristes ou nationalistes, prônant la fermeture pour sauvegarder une identité, une culture ou des valeurs. Que s’est-il passé pour qu’en quelques semaines, nous puissions accepter une telle situation ? La peur en est la principale cause et le repli sur soi, son mécanisme de survie. La nature virale du Covid-19 terrifie et contribue largement à amplifier l’anxiété de façon irrationnelle, au point que la fin du confinement serait une nouvelle source d’angoisse pour certains. Sortir de sa « bulle », affronter un monde aux libertés restreintes par des mesures sanitaires anxiogènes et surtout se confronter à nouveau aux « autres », autant de porteurs sains capables de répandre le virus totalement incognito. En bref, réadaptation sociale sur fond de crise économique, mieux vaut effectivement rester sous sa couette !
Face au risque, un retour aux sources ou de nouveaux élans ?
Alors rappelons-nous les mots de Jiddu Krishnamurti dans De la connaissance de soi : « la peur bloque la compréhension intelligente de la vie ». Pourquoi ne pas faire de ces angoisses un moteur de changement et de cet enveloppement, une occasion de progrès ? Ce retour aux sources, certes subi, nous a en quelque sorte contraints à revenir à des plaisirs simples, à peut-être remettre en question nos modes de consommation, à jauger notre rapport à l’hygiène, à valoriser l’importance de nos interactions sociales ou à chérir notre liberté perdue. Nous avons assisté à de nombreux élans solidaires nous rappelant qu’une communauté ouverte sur les autres est une force d’actions collectives. Des métiers oubliés, dénigrés ou jusqu’alors invisibles se sont révélés au grand jour, nous éclairant de leur utilité fondamentale et de notre responsabilité à les valoriser. Ces prises de conscience sont autant d’étapes nécessaires à notre éveil (ou réveil ?) civique et doivent participer à recréer les conditions saines d’un vivre ensemble, essentiel à la reprise économique et vital à la préservation du lien social.
Se re-développer en sortant des fixités binaires pour accepter la mise en mouvement perpétuel de nos vies
Et peut-être nous faut-il construire, à la lumière de la philosophie grecque, un nouvel équilibre reposant sur une tension permanente entre enveloppement et développement. « Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. L’harmonie du monde existe par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc » écrit Héraclite cinq siècles avant notre ère pour expliquer que le monde est en mouvement et que l’être, éternellement en devenir, évolue à travers des contraires qui se répondent et se compensent. Le développement, au sens biologique, est une succession de passages obligés qui tendent à la construction de soi et à l’élaboration d’enveloppes faites de vécu, de ressenti, d’émotions. Celles-ci sont autant de zones structurantes, parfois déstabilisantes, souvent réconfortantes. Nous voguons en permanence entre des phases aspirationnelles motivées par le changement à travers notamment le développement personnel, et des pauses d’enveloppement toutes aussi fécondes pendant lesquelles nous nous recentrons sur nos motivations intrinsèques.
Comprendre que chacun d’entre nous est « à la fois individuel, biologique et social » nous dit Edgar Morin, c’est prendre conscience de notre humanité, c’est-à-dire de notre individualité au sein d’une aventure collective et humaine qui nous dépasse. Notre responsabilité est à la fois infime parce que copartagée avec des milliards d’autres vies et infiniment grande car sur elle reposent les fondements du lien qui unira les générations à venir.
Julie DELAISSÉ (avec la précieuse relecture de Marie DONZEL, Merci !)