Impulsive, spontanée, cette manifestation corporelle d’éléments à la fois émotionnels et intellectuels est pour le moins universelle, et pourtant, nous ne rions pas tous des mêmes choses. Car dans son universalité, ce son inné et fulgurant, sorti de notre for intérieur, est éminemment personnel et dévoile une partie intime de ce que nous sommes et de ce que nous ressentons. Et, en ce sens, qu’il soit joyeux, bruyant, gras, jaune, pincé, nerveux, moqueur ou bien contagieux, le rire nous renvoie à notre propre humanité en reconnectant le corps et l’esprit. « L’homme est le seul animal qui rit » constate Aristote dans De partibus animalium.
À la fois récréatif, divertissant et quelque peu corrosif, mêlant satire politique et jeux d’acteurs comiques lors des fêtes antiques, le rire est alors un outil de cohésion sociale réajustant les déséquilibres sociétaux. Puis, de concept abstrait (ironie, sarcasme, malice) il prend le visage du diable au Moyen-Âge, laid et grimaçant, contraire à la morale, incarnant l’indécence et la non-maitrise de soi, et doit absolument être réprimé ! Avec la Renaissance et son goût pour les plaisirs des sens, le rire reprend une connotation positive de jouissance, de partage et de liberté, qui ne le quittera plus.
Tantôt valorisé, tantôt décrié, le rire rassemble autant qu’il exclut. Indissociable de notre éducation, de notre culture, de nos pratiques et milieux sociaux, il use avec force de bon nombre de biais inconscients et autres stéréotypes sans trop se soucier de principes éthiques. Pour Bergson, le rire est uniquement cérébral, c’est-à-dire qu’il nécessite un détachement émotionnel par rapport à l’objet même du rire. Si nous étions systématiquement dans l’empathie, nous n’aurions plus motif à rire. Le philosophe prête au rire une fonction sociale et le voit comme un remède correctif en cas de comportements hors des normes définies par la vie en société. Rire de l’autre, utiliser la moquerie comme rappel à l’ordre pour éviter tout débordement. Nous sommes loin du rire épicurien rabelaisien !
Blague autour de la machine à café, fou rire incontrôlé en pleine réunion magistrale ou taquinerie sympathique d’un ou d’une collègue…les occasions de rire au bureau sont nombreuses. Qui n’a jamais ri au travail ?
Bien utilisé, l’humour et le rire transcendent les frontières culturelles et linguistiques, ils développent le lien social, indispensable à l’engagement, au bien-être et à la motivation (1 salarié·e qui a des ami·e·s au travail a 8 fois plus de chances d’être impliqué·e dans ses missions). Mais le rire, n’est pas seulement la manifestation de l’humour. Dans certains cas, rire témoigne d’une gêne, d’un mal-être, d’une fatigue ou d’un stress inhabituel. Il devient alors un mécanisme de défense ou de décompression pour évacuer le trop plein d’émotions et participe, dans ce cas, à la résilience individuelle et organisationnelle dans des temps de crise, de fragilité, de tempête… de changements constants. Il devient un instrument thérapeutique et participe à la prévention des risques psychosociaux.
Ainsi, le rire engage le plus souvent un collectif mais n’en demeure pas moins l’extension d’une individualité qui extériorise un ressenti, un lâcher prise. Mais au-delà de son « utilité sociale », le rire pourrait même avoir une fonction régulatrice au sein des organisations et devenir d’utilité managériale.
S’attacher à prendre en compte le rire en entreprise, c’est autoriser l’individu à s’affirmer et faire valoir qui il est. C’est donc pour les organisations prendre le risque d’accepter la résistance, la contradiction et donc la remise en question. C’est également instaurer un climat propice à la coopération en donnant à chacun un outil puissant de cohésion et de socialisation pour développer un lien de confiance (à tous les niveaux), valoriser son autonomie, trouver son équilibre et, (re)donner du sens aux situations.
RIRE PARCE QUE J’AI CONFIANCE
Le rire est une manifestation de notre cerveau rapide, cette partie de cerveau qui nous octroie un mode « survie », principalement inconscient, émotionnel, et très intuitif.
La confiance renvoie quant à elle à l’idée que l’on peut se fier à quelqu’un ou à quelque chose. En effet, c’est un état psychologique se caractérisant par l’intention d’accepter la vulnérabilité sur la base de croyances optimistes sur les intentions (ou le comportement) d’autrui*.
La confiance est multidimensionnelle et nous avons besoin d’un équilibre entre 3 dimensions pour activer notre cerveau rapide, lâcher prise et se sentir autorisé à rire au travail. La première est la confiance en soi, en ses capacités, ses ressources, sa bonne étoile et ses valeurs. La seconde est la confiance en l’autre, en ses bonnes intentions à notre égard et en la fiabilité de la relation. Enfin, il s’agit d’avoir confiance dans le cadre, c’est-à-dire d’être en confiance dans l’organisation. Le système dans lequel on travaille doit laisser la juste place à l’expression du rire.
Quand ces trois dimensions sont réunies, notre cerveau rapide entre en action : c’est fluide, simple, on ne se pose pas de questions… et, même si c’est agréable, il faut rester en alerte car en prenant (trop ?) souvent racine dans nos biais et nos stéréotypes… notre cerveau rapide nous fait rire mais les dérapages sont fréquents et les risques de blesser l’autre existent bel et bien !
Aussi, le rire, comme la confiance, procède d’un cercle vertueux : si accorder sa confiance permet de développer davantage de confiance, la confiance, quant à elle, appelle le rire et le rire alimente encore plus le rire… à condition d’en appréhender les risques !
*Denise M. Rousseau, Sim B. Sitkin, Ronald S. Burt et Colin Camerer « Not so different after all: a cross-discipline view of trust » dans Academy of Management Review, vol 23, n°3, 1998
RIRE PARCE QUE JE SUIS LIBRE
Le rire, dans sa spontanéité et sa fulgurance, est aussi l’expression du libre agir. Le corps réagit à une sollicitation extérieure – mais également d’une libre pensée déterminée par une prise de conscience de la drôlerie, de l’absurdité d’une situation. Le rire permet de ne pas s’enfermer dans la raison uniquement. Il libère, résiste, questionne, contredit, dénonce, dans un espace d’expression individuel, très propice à la créativité. Rabelais, en défenseur de la gélothérapie (la thérapie par le rire), a par exemple libéré le langage très contraint et austère du Moyen-Âge et par là même, la façon de penser et les postures en ajoutant des mots réjouissants à la langue française.
Dans les organisations, développer l’autonomie des individus, c’est leur donner accès à cet espace d’expression individuel, essentiel au développement des compétences et à l’adaptabilité. Être autonome n’implique pas une liberté pleine et totale. L’autonomie c’est avant tout agir selon ses propres règles mais dans un cadre fixé par le groupe ou par l’entreprise.
Néanmoins, qu’il y ait contrainte ou espace pour se déployer, le rire peut se déclarer à tout moment. Dans un cas, il permet de supporter le réel, offre une occasion d’évasion et rappelle que nous sommes des êtres libres avant tout et qu’à ce titre, il est important pour les organisations d’intégrer cette caractéristique propre à l’humain dans leurs modes de fonctionnement. Dans l’autre, il démontre notre capacité à nous extraire de nous-mêmes pour sortir des schémas classiques et nous ouvrir aux autres et à notre environnement. On demande souvent aux nouveaux arrivants dans une entreprise de faire un rapport d’étonnement pour poser un regard neuf sur le fonctionnement ou les pratiques. Cette prise de recul est importante pour créer le terreau nécessaire à un dynamisme créatif et innovant. Sachant que nous rions en moyenne 20 fois par jour et que rire détend notre système nerveux, il semble facile de trouver l’inspiration l’esprit libre !
RIRE POUR S’AFFIRMER
Bien sûr, vous ne vouliez pas casser l’ambiance avec cette blague, et non, l’objectif n’était évidemment pas de blesser votre collègue… et pourtant !
Nous le disions en introduction, rire en entreprise a de nombreux effets bénéfiques : le rire, au cœur de notre identité, est le propre de l’homme. Côté organisation, laisser la place au rire, c’est reconnaître l’unicité de chacun, faciliter le développement du lien social et ancrer la liberté d’expression. Aussi, (s’)accorder le droit de rire c’est oser et encourager l’affirmation de soi. Alors « je ris donc je suis » ?
Et est-on vraiment libre de rire de tout ? Oui… et non, comme nous l’explique Desproges : « on peut facilement rire de tout. La difficulté consiste à rire avec tout le monde ».
En effet, parfois le rire est perçu comme offensif : quand on ne rit plus en cohésion « avec l’autre » mais « contre l’autre » – sans forcément s’en rendre compte – il peut faire mal. L’humour noir, par exemple, est considéré par beaucoup comme politiquement incorrect voire inacceptable : il n’y a qu’à observer les levées de boucliers à l’encontre des journaux satiriques par exemple, l’éviction manu militari de Tex de la télévision publique après une blague mal sentie ou encore les actions de plus en plus récurrentes du CSA pour recadrer les animateurs de TV Shows pour s’en rendre compte.
Dans un autre style, l’humour communautaire ou l’ironie ont quant à eux tendance à exclure, à encourager l’autocensure de celui ou celle qui n’est pas comme moi… pour peu qu’un groupe rit de connivence, certains ressentiront une sorte de supériorité laissant place à un sentiment de moquerie chez ceux qui en seront les « victimes » ; pouvant générer au mieux un malaise, au pire un mal-être.
La question fondamentale n’est donc pas celle du « quoi » mais bien celle du « qui » : de qui rit-on ? Puisque le rire, si l’on n’y fait pas attention a tendance à reproduire les schémas sociaux. De qui rit-on ? On observe bien souvent les « forts » d’un côté et les « faibles » de l’autre. Ainsi, selon Jacques Le Goff, « le rire forme et défait les liens à l’intérieur de groupes et joue un rôle prépondérant dans des stratégies sociales, culturelles ou politiques ».
Il convient donc de comprendre (ou au moins d’essayer) « ceux qui le prennent mal » avant de les traiter de casseur d’ambiance ou de rabat-joie ! Puisque notre histoire joue un rôle prépondérant, nous sommes toutes et tous différent·e·s et nous n’avons pas la même capacité à accepter une blague… D’autant qu’entre ce que vous pensez, ce que vous voulez dire, la manière dont vous le dites et la façon dont le message est compris… l’incompréhension est vite arrivée !
Le rire est donc un jeu subtil entre affirmation de soi et prise en compte de l’autre. C’est savoir faire preuve d’empathie, accueillir les différences, reconnaître l’altérité et donc, conscientiser son impact sur les autres.
Et si une blague passe mal ? Ça arrive, il faut l’accepter et – pourquoi pas – s’excuser, par exemple… tout simplement.
RIRE POUR TROUVER L’EQUILIBRE
Que celui qui n’a pas ri dans une situation inappropriée nous jette la première pierre !
Nombreux sont celles et ceux qui relatent un fou rire suite à une annonce difficile, lors d’une réunion stratégique ou pire lors d’un enterrement. Êtes-vous une personne sans cœur et socialement inadaptée ? Bien sûr que non ! Vous n’avez pas voulu manquer de respect à votre interlocuteur : rire en situation de stress ou d’extrême tristesse est avant tout une réaction nerveuse à un stress ou une fatigue inhabituelle, à un malaise trop important. Le rire est un excellent antidote contre les effets négatifs du stress : notre corps s’exprime pour évacuer et se régule en riant.
Ainsi, l’humour est un puissant mécanisme de défense qui permet à tout un chacun de gérer les situations difficiles. Il permet – s’il est utilisé à bon escient – de trouver sa place et d’instaurer instantanément une complicité avec les autres au quotidien et démine, désamorce les tensions. En effet, le rire offre à ceux qui en font l’usage, un refuge, une prise de recul essentielle face à la complexité (il suffit pour s’en rendre compte de suivre le fil de twitter des réactions aux annonces de restrictions successives que nous connaissons depuis 1 an) ou face à l’éclatement d’un conflit par exemple.
Outre la gestion du stress, la médecine accorde au rire de grandes vertus biologiques (diminution de la tension artérielle, inhibition des tensions musculaires, augmentation de l’oxygénation de nos cellules, production d’endorphines…).
Ainsi, le rire est un instrument thérapeutique fort, une manière d’explorer nos émotions et parfois nos blocages face à des situations que nous avons du mal à gérer.
Le rire est donc un élément essentiel et robuste de notre équilibre physique et psychique. Pourtant, si les enfants rient près de 300 fois par jour – sans raisons apparentes – les adultes s’y autorisent de moins en moins. Plus nous vieillissons et plus
nous perdons cette faculté à rire simplement alors que les situations de stress auxquelles nous sommes toutes et tous confronté·e·s sont de plus en plus nombreuses, et de plus en plus difficiles et que nous aurions tout à gagner à accepter de lâcher prise.
RIRE POUR DONNER DU SENS
Pour engager un collectif au sein d’une organisation, et à travers lui, les individus qui le composent, la compréhension et le partage du sens de ses missions sont primordiaux. Cela implique d’une part que la direction, le cap à prendre soit clairement défini et d’autre part, de donner une signification réelle et compréhensible aux objectifs attendus. La question du « pourquoi ?» et « pour quoi ? » est sous-tendue et détermine notre niveau d’engagement. Le rire participe a donner du sens en ce qu’il questionne la raison d’être d’une chose ou d’une situation. Il surgit dans le réel pour dénoncer la perception d’une dissonance, d’un paradoxe, d’un décalage entre un concept et une réalité. On parle d’un rire intellectualiste.
« Le rire est une secousse plaisante qui déstabilise, mais sans laquelle on serait stable en continu, identique à soi-même, dans un ennui inébranlable » nous dit Daniel Sibony dans Les sens du rire et de l’humour. Car, si rire a une fonction cognitive, qui participe à notre quête de sens et d’apprentissage, cela n’en demeure pas moins une manifestation du corps qui reprend du terrain sur l’esprit : l’épanouissement des sens versus la raison. Celui ou celle qui rit est fondamentalement présent·e, ancré·e dans la réalité et la vie. Le rire transmet la joie, engage notre rapport aux autres, fédère, induit une relation de réciprocité qui réduit la distance avec nos interlocuteurs. Il développe le charisme et permet d’affirmer son leadership. Et en cela, il est un outil puissant de management.
Le rire, bien utilisé, est un vecteur de bien-être qui contribue à une qualité de vie au travail optimale. Si tous les ingrédients vus précédemment sont réunis au sein d’une même organisation, il permet aux individus de rayonner, d’affirmer par là-même leur leadership, et donne au collectif un moyen de créer du lien et de développer la coopération. Il facilite l’engagement et permet de faire passer des messages plus habilement. Il est donc plus que jamais essentiel d’inviter le rire en entreprise.
Mais n’oublions pas : « soyons sérieux sans nous prendre au sérieux ». Un rire responsable est un rire inclusif qui nécessite de développer des soft skills spécifiques comme l’autodérision – savoir rire de soi étant un prérequis à tous types d’humour – l’empathie et la tolérance.
Julie Delaissé et Charlotte Ringrave