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Ce que le « cas Amazon » dit de notre besoin de dialogue social

Alors que la France était confinée, soumise à restrictions jusque pour effectuer ses achats – de première nécessité ou non –, le géant du e-commerce a vu bondir son chiffre d’affaires. Les aubaines économiques en temps de crise n’ont jamais bonne presse. Et rapidement, Amazon a été pointé du doigt pour les conditions de travail dans ses entrepôts, avec condamnation judiciaire à la clé. Une affaire largement commentée sur laquelle Sophie Berlioz & Pierre-Yves Goarant, experts du dialogue social, apportent un éclairage indispensable pour saisir les enjeux d’une relation de qualité entre l’employeur et les corps intermédiaires, au premier rangs desquels les représentants du personnel.

Début avril, les organisations syndicales d’Amazon France Logistique saisissent le juge car les mesures de sécurité pour prévenir le risque épidémique ne sont pas suffisantes. Les salariés sont exposés. Cette saisine intervient alors, pour les représentants du personnel, comme un ultime recours. L’issue d’un processus où se sont succédé droits de retrait des salariés, droits d’alerte des représentants du personnel relayés par la médecine du travail, mises en demeure de l’inspection du travail après des visites dans des sites d’Amazon, avertissements du ministre de l’économie… La sanction tombe mi-avril, alors qu’Amazon commence à mettre en place des mesures de sécurité, prise de température à l’entrée sur site, distribution de masques, de gants, de gel hydro-alcoolique… Mais c’est trop tard. Car le 14 avril, Amazon est condamné par le tribunal de Nanterre et contraint, le 28 avril, par la Cour d’appel de Versailles, de réduire ses activités à la livraison de produits de premières nécessités et de définir un plan d’évaluation et de prévention des risques épidémiques. Amazon décide alors de fermer ses entrepôts en France et de suspendre pour une durée indéterminée 10 000 emplois, dont 6500 en CDI.

Certes, on a pu lire ici ou là que ces événements ne faisaient que révéler le cynisme d’un monstre avide et sans vergogne, prêt à tout sacrifier pour accumuler toujours plus. Mais cette vision, au-delà d’être simpliste, manque l’essentiel. L’enseignement que l’on peut tirer d’une lecture critique qui met en lumière les effets d’un manque de dialogue et de prise en considération des besoins sociaux des acteurs d’une entreprise. En quoi ces événements représentent-ils un cas d’école pour la bonne conduite du dialogue social ? Quels sont les principaux dysfonctionnements et enseignements qu’ils révèlent ?

Face à l’urgence, l’importance accrue de poser la question des priorités

Depuis le début de la crise de la COVID-19, les sujets de sécurité sanitaire sont au cœur des préoccupations des salariés et ceux du maintien de l’activité au cœur de celles des Directions. Ces deux préoccupations ne sont, bien sûr, pas exclusives l’une de l’autre. Mais elles peuvent ne pas se recouvrir à un instant t. C’est bien ce qui semble s’être passé pour Amazon, là où la gestion des priorités stratégiques et sociales n’ont pas été suffisamment discutées avec les corps intermédiaires de l’entreprise, syndicats et management de proximité, alors même qu’à la situation d’urgence sanitaire s’ajoutait un bouleversement des modes de consommation et une hausse des demandes liée au confinement de la population.

Car tout semble indiquer que c’est d’abord la priorité du service au client qui a été considérée par la Direction d’Amazon. Une priorité orientée, dans l’urgence, vers la productivité des salariés pour répondre à l’augmentation des demandes de ses clients et qui s’est opérée au détriment d’une prise en charge rapide des besoins de sécurité et des conditions de travail. Par cynisme ? Peut-être. Peut-être pas.

Une autre hypothèse serait de considérer que ce loupé révèle d’abord une absence de dialogue et de concertation avec les acteurs de terrain et/ou représentants du personnel. Ces instances intermédiaires, contre-pouvoir dans l’entreprise, dont le rôle et la fonction sont d’assurer les remontées des problématiques opérationnelles et sociales, pour trouver des solutions négociées et partagées qui collent aux réalités du terrain.

Distinguer dialogue, rapport de force et conflit

La crise sanitaire, certes inédite, exigeait de la part de la Direction d’Amazon, une réponse rapide aux alertes des représentants du personnel, de la médecine du travail… Elle exigeait aussi une information et une communication sociale constante auprès des salariés pour lever les craintes, les incertitudes, les angoisses car les masques manquaient. Elle exigeait d’expliquer la situation à laquelle ils faisaient face, la stratégie qui était prise, les solutions envisagées. Et surtout d’écouter les besoins des salariés, leurs besoins de protection, de sécurité, pour répondre à ce qui pouvait représenter un danger pour leur vie et celles de leurs proches.

Dans de telles situations, en l’absence d’information régulière, de consultation des acteurs de proximité, de concertation sur les moyens d’organiser le travail dans les meilleures conditions, que se passe-t-il ?

C’est l’escalade conflictuelle et la perte durable de confiance au sein de l’entreprise. C’est également l’absence de dialogue et de compréhension des intérêts des différentes parties. Et c’est enfin, la tentative d’un rééquilibrage d’un rapport de force jusqu’alors déséquilibré par le traitement, au tribunal, de problématiques qui auraient pu être traitées et négociées au sein même de l’entreprise. A condition de considérer, bien sûr, que la controverse sur les intérêts et les attentes vis-à-vis du travail fait partie de la vie d’une entreprise, et que l’expression de points de vue de contre-pouvoirs crédibles pour porter les intérêts des corps qu’ils représentent est utile à l’entreprise et à son économie.

La judiciarisation du dialogue social : un « deal » perdant-perdant

Les intérêts des salariés et de la direction d’Amazon étaient-ils de fermer durablement les entrepôts de France ? Ou encore étaient-ils de rompre durablement la confiance au sein de l’entreprise ? Une confiance dont on sait aussi qu’elle est essentielle pour le bon fonctionnement économique des entreprises ? Certainement pas.

Mais c’est que faute de dialogue, les intérêts communs des deux parties ont été manqués. Faute de dialogue, ils n’ont pas pu émerger au moment opportun, à cet instant où la poursuite de l’activité ne pouvait être considérée qu’à l’aune des risques professionnels et épidémiques auxquels étaient exposés les salariés. A ce moment où l’organisation du travail aurait pu être pensée conjointement, par la Direction et les représentants du personnel, pour respecter les règles de protection en vigueur : la distanciation physique, la protection par des masques et du gel, ou des roulements qui auraient pu être organisés si le matériel manquait.

Rénover le dialogue social, pour l’intérêt de toutes les parties

Il devient urgent de rénover le dialogue social, comme un moyen d’information, de consultation, de concertation et de négociation. En matière de santé et sécurité, le code du travail énonce neuf principes généraux de prévention dans les entreprises, dont celui d’«éviter les risques » ou encore d’«adapter le travail à l’homme ». Si les principes paraissent simples en théorie, leur concrétisation, elle, ne l’est pas. Car les risques sont différents en fonction des contextes professionnels. Ils varient d’un métier à un autre, d’une organisation du travail à une autre. Les risques sont tout sauf théoriques. Et pour les éviter, il faut d’abord les identifier, les connaître. Cette connaissance passe par celle des réalités du terrain, celle du travail tel qu’il se réalise concrètement avec son lot d’aléas, d’imprévus, de gestes, de postures. Cette connaissance requiert de la concertation et du dialogue avec les partenaires sociaux mais également avec tous les acteurs de proximité de l’entreprise, managers et collaborateurs. 

Sophie BERLIOZ & Pierre-Yves GOARANT

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