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Leader en temps de crise : concilier l’inconciliable ?

Dans un contexte qui cumule succession de crises perlées auxquelles les organisations ne sont pas imperméables et poussée du moi comme centre de gravité, qu’est-ce qui fait encore engagement ? Comment le travail peut-il faire lieu de pacte social pour surmonter les crises et transformer la peur en énergie motrice ?  

Il y a deux ans et demi, le monde était sidéré par la crise Covid-19, une crise sans précédent qui allait le ralentir dans sa course infernale. Sans que nous ayons pu marquer un temps d’arrêt pour entériner une éventuelle sortie de crise sanitaire, nous ouvrons les yeux et les crises n’ont pas trouvé de solutions miraculeuses. La crise climatique a continué de nourrir l’éco-anxiété. Le 2 septembre dernier s’ouvrait un premier conseil de défense sur l’énergie, et tout annonce des perspectives financières et économiques mondiales durablement dégradées. La sidération du grand confinement fait place à une succession de crises perlées et inter connectées qui pourraient ébranler le modèle de l’entreprise providence. 

Alors quel impact pour le leader ? Le leadership implique de porter une vision pour l’organisation et de mobiliser des femmes et des hommes dans sa mise en œuvre. Le leader va créer les conditions de leur mise en action autonome en agissant sur leurs facteurs de motivation et d’engagement.  Le leader gère le changement, et le manager, la complexité, on comprend aisément que les deux casquettes ne sont pas de trop pour accompagner une équipe dans des temps d’incertitude. Et comme tout bon leader a la vulnérabilité de ses supers-pouvoirs, il compose avec les peurs des membres de son équipe… et avec les siennes. 

De façon inédite, on observe aujourd’hui deux phénomènes : d’une part, la poussée de l’individuation encouragée par la chute des figures de transcendance (effondrement du religieux, déclin des valeurs humanistes), dynamique soutenue en partie par l’arrivée des nouvelles générations au travail, qui rejettent toute dimension sacrificielle du travail, d’autre part, le vrombissement de crises qui attaquent les organisations et révèlent la peur de l’être et du devenir organisationnels. 

Faire alliance et passer du JE au NOUS pour renforcer le pacte social

C’est en publiant sa thèse sur les structures élémentaires de la parenté que Claude Lévi-Strauss a remis au goût du jour la théorie de l’alliance dans les années 1950, en insistant sur l’inévitable interdépendance des relations. 

Pour faire simple, l’alliance, c’est le cadre explicite, négocié et partagé qui régit la relation.

Le cadre est le contenant dans lequel chacun dépose ce qu’il apporte dans la relation. Plutôt que d’être en attente et donc passif, chacun est acteur de la bonne santé de la relation en donnant de ce qu’il est et ce qu’il sait faire, … en espérant que l’autre en apporte autant ! On y met aussi des restrictions pour veiller à l’écologie de chacun. Mais à quoi bon faire l’expérience de l’altérité ? Au nom de quelque chose qui dépasse chaque partie et la somme de celles-ci. C’est ce que René Kaës, psychanalyste contemporain appelle le tiers symbolique. Concrètement, c’est le sens comme facteur d’engagement, la vision incarnée du dirigeant, la raison d’être d’une équipe. C’est ce qui concentre l’énergie de chacun et de tous intentionnellementSi les membres d’une équipe ont comme tiers symbolique, ou pour projet commun, la satisfaction des utilisateurs, alors il sera plus aisé de dépasser les égos si ceux-là entravent le bénéfice pour l’utilisateur. Mais alors le projet collectif suffit-il à créer de l’engagement ?  Eh bien, non, il faut que chacun y trouve ce qui résonne pour lui, un futur désirable pour lequel il a envie de s’engager. C’est là que le leader a un double rôle : créer un projet commun en faisant émerger le sens qu’il a pour chacun et le rendre explicite pour le collectif.

L’alliance peut prendre simplement la forme d’une charte d’équipe, coconstruite. Son processus de conception crée déjà le terreau de la confiance, autre facteur clé de l’alliance. Grâce à l’alliance (ou au pacte d’équipe), il y a négociation dans le groupe si l’expression d’une individualité contrevient au tiers symbolique de l’équipe. Elle permet également un cadre d’autonomie et de responsabilité dans lequel l’exploration collective est libre, sécure et propice à l’enrichissement de la pensée. Elle recycle les connaissances individuelles en compétences et expériences collectives. 

Transformer la peur en énergie motrice

La peur, c’est l’émotion du reptilien par excellence. Elle est liée au danger et à l’instinct de survie. Elle engage le corps (ne dit-on pas « être paralysé par la peur », « prendre ses jambes à son cou » ?), elle obscurcit l’esprit et les émotions voisines. C’est aussi une émotion qui apparaît par anticipation, on a parfois peur à l’idée même du risque. 

Il est des peurs existentielles et des peurs sociales – qui naissent dans la relation à l’autre (peur d’être évalué, peur d’être rejeté). Face aux incertitudes du monde qui nous entoure, et qui dépassent les organisations et les infusent (pénurie de talents, inflation, augmentation des émotions négatives comme le souligne le rapport Gallup 2022), on voit poindre la peur de l’être et du devenir organisationnels. 

Alors que faire, en tant que leader, de cette peur plus grande, qui touche à la place de l’individu dans l’organisation et à son identité professionnelle, à la perte de repères et parfois même à la peur de perdre son emploi ? La sienne et celle des membres de son équipe ? Comment trouver l’équilibre entre ce qu’on a besoin de faire différemment pour s’adapter, et ce qu’on a besoin de conserver, comme points de repères ?

Il faut déjà créer, dans la culture managériale et RH, les conditions de l’expression de la peur, l’accueillir, chercher à comprendre ce qu’elle dit, et repérer les croyances limitantes. Des questions ouvertes et une posture d’écoute sincère sont souvent suffisantes. Depuis une dizaine d’années, on parle d’intelligence émotionnelle mais la peur en est le parent pauvre dans les organisations. 

Ensuite, pour mettre la peur en mouvement, il doit y avoir une bonne raison de s’approcher de la crête quand on a le vertige ! C’est là où le projet commun, le tiers symbolique a toute son importance. Je dépasse ma peur au nom de quelque chose que j’ai envie de découvrir, ce qui m’appelle, moi et mon équipe. Le leader en période de trouble donne le sens qui permet d’accepter de perdre un peu l’équilibre. 

Le projet commun n’est pas suffisant – justement parce que dans tout voyage, il faut savoir ménager sa monture. Il faut connaître ses ressources, s’y reconnecter pour aller vers l’incertain, solide, ancré. Aidons les membres de notre équipe à faire l’inventaire de leurs talents, leurs appétences, leurs expériences, leurs compétences visibles et invisibles. Allons chercher la complémentaire avec l’autre, pour que le talent individuel vienne enrichir le talent collectif. C’est seulement alors que la peur peut se transformer en énergie motrice.

Sophie Riou

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