Sandra Fillaudeau est de ceux qui s’intéressent à l’équilibre, mais avec un regard nouveau : pour la fondatrice du podcast Les Équilibristes et de « Conscious Cultures » – une société de conseil dont la mission est d’aider les entreprises à accompagner l’organisation du temps de leurs salariés -, l’équilibre est tout, sauf un état. Bien au contraire, l’équilibre se travaille, évolue, est propre à chacun et va bien au-delà du simple « équilibre vie pro/vie perso ». Entretien avec celle qui a plus d’une vision de l’équilibre dans son sac, après avoir interviewé plus de soixante invité·e·s à ce propos.
Bonjour Sandra, qu’est-ce qui t’a menée à créer le podcast « Les Équilibristes » ? Y a-t-il eu un déclic particulier ?
Oh que oui ! Le déclic a été la naissance de mon fils, en 2014, alors que je venais de souffler mes 30 bougies et d’obtenir une promotion conséquente, en tant que directrice marketing. Moi qui ait toujours été ambitieuse, qui ai toujours eu envie d’apprendre davantage, j’ai accepté le poste. C’est là que les choses se sont corsées : le rythme de travail, de déplacement, de sollicitations (notamment les soirs de semaine) est devenu particulièrement rude, d’autant plus que la plupart de mes collègues étaient des hommes de la cinquantaine, dont la femme n’avait jamais travaillé. Il y avait un énorme décalage entre nous, et ce décalage a participé à un sentiment de tiraillement entre ma vie professionnelle et personnelle. Je me suis demandé où étaient les femmes (à l’époque, j’avais la nette impression que ce tiraillement ne concernait qu’elles) qui vivaient la même chose… J’avais besoin d’entendre les histoires de femmes qui n’étaient ni des wonder women qui géraient tout à la perfection, ni des femmes d’affaires qui ne voyaient jamaies leurs enfants, ni des femmes qui, au contraire, renonçaient à s’en occuper le temps de leur petite enfance… En d’autres mots, j’avais besoin d’entendre des propos nuancés et sincères sur le travail et la maternité, de savoir comment les autres faisaient pour trouver un semblant de sérénité, sans finir dans un extrême ou dans un autre, ou par faire un burn-out, tout en ayant conscience qu’il n’y a pas de recette magique… ! En fait, j’avais envie de connaître et de partager les coulisses de la vie des autres, pour ne plus que l’on se sente seules dans notre coin. Au fur-et-à mesure que le podcast s’est développé, j’ai aussi rencontré des hommes en recherche d’équilibre, et ce projet est devenu la vitrine de mon activité de consultant en entreprises sur les d’équilibre des temps de vie.
Quand on parle d’équilibre, on parle d’équilibre entre quoi et quoi, finalement ?
L’équilibre ne concerne pas que la vie professionnelle et la vie personnelle ! D’ailleurs, je dois dire que je n’aime pas du tout l’expression « vie pro/vie perso ». Je la trouve super réductrice, et je trouve qu’elle met presque la pression… ! Comme s’il fallait se contenter de ces deux pans de nos vies et les segmenter, comme dans les années 60, avec l’arrivée du salariat et de l’image du travailleur idéal, quand les hommes allaient travailler, que les femmes restaient à la maison et que le pro et le perso étaient tout bonnement séparés. Aujourd’hui, on ne peut faire comme si la vie privée des salariés n’existait pas. C’est pour ça que je préfère parler d’équilibre ou d’harmonie des temps de vie : c’est une manière beaucoup plus vaste d’appréhender notre temps. J’aime dire que l’équilibre, c’est notre manière de faire vivre toutes les facettes de nos vies, nos différents rôles, de la manière la plus fluide et harmonieuse possible. Que c’est une façon de faire en sorte que ces différents domaines arrêtent de s’entrechoquer, d’être en concurrence…
J’ai l’impression que pour toi, l’équilibre n’est pas un état, mais plutôt une quête perpétuelle ?
Exactement. C’est une professeure de danse qui m’avait dit un jour que l’équilibre n’est pas un état, mais bien une recherche permanente. C’est pour ça que j’ai choisi d’appeler mon podcast « Les Équilibristes » : pour moi, nous sommes tous des équilibristes qui cherchent leur équilibre. Ce dernier est fugace, on est plus souvent en déséquilibre qu’en équilibre… d’ailleurs, l’équilibre, c’est juste une succession de déséquilibres !
Ça enlève une certaine pression, non, de se dire que l’équilibre parfait n’existe pas ? N’as-tu pas l’impression qu’il y ait une injonction à trouver ce fameux équilibre.
C’est devenu une nouvelle injonction ! Ce n’est pas parce qu’on cherche à se sentir bien, à équilibrer au mieux les différents aspects de nos vies qu’on doit croire qu’on va arriver à être heureux à 100% au quotidien… ! C’est un leurre, il ne faut pas oublier qu’on évolue, qu’on change, et qu’il n’y a aucun problème à ça ! Que même si on fait ce qu’il faut, on va parfois se sentir mal, et c’est comme ça. C’est ok et inévitable d’avoir des moments de déséquilibre. Penser qu’il faut trouver l’équilibre parfait est une injonction à jeter à la poubelle.
Après avoir interviewé une soixantaine de personnes, est-ce que tu dirais que l’équilibre diffère d’une personne à l’autre ? Y-a-t-il un dénominateur commun, une tendance générale dans notre manière de gérer notre temps ?
En effet, je n’ai pas rencontré deux personnes dont l’équilibre a la même allure… L’important, c’est le vécu, comment on ressent les choses. Par exemple, si quelqu’un travaille énormément et que ça lui va très bien pour l’instant, c’est une forme d’équilibre : c’est le sien ! Le dénominateur commun des personnes qui s’estiment dans une forme d’équilibre de vie sont ceux qui sont capables de dire qu’ils se sentent bien de manière générale dans leur quotidien. Ce sont souvent des personnes qui se connaissent bien, qui n’ont pas besoin de se justifier, qui ne culpabilisent pas des choix qu’ils font et qui savent facilement réajuster leur équilibre en déterminant l’ingrédient qu’ils devraient supprimer ou au contraire ajouter dans leur vie.
Pourtant, l’équilibre n’est-il pas plus difficile à trouver aujourd’hui avec la porosité grandissante entre la vie professionnelle et personnelle ?
C’est sûr que de telles prises de consciences ont été accélérées par le confinement, qui nous a poussé dans des situations très extrêmes, où nous avons dû apprendre à faire la même chose dans le même espace-temps. Depuis, le télétravail et le flex-office sont en pleine expansion. En plus, tout est conçu pour manger notre temps de cerveau aujourd’hui : avec les réseaux sociaux et les notifications à gogo, on a de plus en plus de problème d’attention, c’est vraiment le problème du siècle d’après moi ! Résultat, on devient multi-tâches, aussi bien au travail qu’entre le travail et le reste… C’est hyper énergivore, pas du tout efficace, en sachant qu’on a prouvé scientifiquement que notre cerveau n’est pas du tout câblé pour faire deux choses à la fois… À nous d’apprendre à faire une chose à la fois et de décider qu’on ne veut jouer avec les règles des algorithmes, pour privilégier notre sensation d’équilibre et de bien-être.
As-tu d’autres conseils à nous partager pour aller vers davantage d’équilibre ?
Il y a plusieurs manières de tendre vers un meilleur équilibre des temps de vie. D’abord, je conseille d’être à l’écoute de soi, de bien se connaître : si on ne sait pas de quoi on a besoin, comment avoir un quotidien qui nous convient ? Faire de la place pour ce qui compte vraiment pour soi suppose de savoir ce qui compte pour soi, et de s’autoriser à se l’offrir. Pour reprendre l’image des ingrédients, on peut se demander de quoi on a besoin, de la manière de les incorporer à notre quotidien, à quoi renoncer, parfois, pour leur faire de la place… Il s’agit d’apprendre à se poser régulièrement la question, car encore une fois, ce qui nous convient aujourd’hui ne nous conviendra peut-être plus dans deux semaines… Pour ça, ne pas hésiter à être curieux, à s’amuser, à tester des choses ! Par exemple, si on travaille de chez soi, on peut très bien commencer sa journée en se baladant ou en méditant quelques minutes, histoire de faire comprendre à son cerveau qu’on change de rôle et qu’on passe bientôt en « mode boulot ». C’est aussi très important de savoir s’entourer : on conçoit souvent l’équilibre comme quelque chose de solitaire, alors qu’il se construit à plusieurs, aussi bien avec son entourage familial, amical, que professionnel. Enfin, n’oubliez pas que l’équilibre est forcément un long chemin sinueux ! Ayez de la compassion envers vous-même. C’est comme ça que vous atteindrez de supers résultats.
Quel est le rôle des entreprises, des managers, dans tout ça ?
On parle de plus en plus de parentalité, du rôle des aidants et d’autres sujets très personnels en entreprise. C’est pour moi une bonne nouvelle, car encore une fois, nos vies professionnelles et personnelles ne sont pas cloisonnées, et d’ailleurs, nos cerveaux ne s’arrêtent pas de penser à nos enfants ou aux personnes dont on a la responsabilité lorsqu’on entre au bureau… ! Ce qui me paraît fondamental, bien que pas évident, c’est que les managers apprennent à demander à leurs collaborateurs ce dont ils ont besoin à titre individuel. Dans ce cas, il faut aussi que les salariés apprennent à répondre, à partager leurs besoins pour une vie plus équilibrée. Pour ça, il faut faire la distinction, non pas entre le pro et le perso, mais entre l’intime et le public : on peut vivre des choses dans sa vie intime et partager assez de clés personnelles à son manager pour qu’il puisse nous aider à aménager notre temps en fonction, sans pour autant se mettre complètement à nu… ! N’oublions pas que les managers et employés ont un enjeu commun : celui d’avoir de bonnes relations professionnelles, de continuer à être au rendez-vous, de fournir du bon boulot, sans oublier ce qu’il se passe par ailleurs pour autant !
Propos recueillis par Anaïs Koopman