En mars dernier, les États membres de l’Union Européenne se sont accordés sur une nouvelle directive au sujet du devoir de vigilance. Désormais les entreprises comptant plus de 1 000 salariés sont tenues en amont et en aval de prévenir, de stopper ou d’atténuer leur impact négatif sur les droits humains et l’environnement.
Une nouvelle législation qui interroge la responsabilité des entreprises dans notre société. Alors qu’en est-il en réalité ? Et que penser de nos attentes vis-à-vis du rôle social des organisations ? Décryptage philosophique avec Sophie Berlioz.
C’est la première fois qu’une mesure de cette ampleur est appliquée aux entreprises de l’Union Européenne. Que comprendre de cet événement inédit dans la responsabilisation des entreprises ?
Sophie Berlioz : On ne peut pas appréhender l’évolution des réflexions sur l’impact social et environnemental au cœur du concept de devoir de vigilance sans rappeler l’épisode malheureux de son avènement : le scandale du Rana Plaza en 2013. Souvenez-vous, le Rana Plaza c’est cet immeuble situé au Bangladesh qui s’effondre dans des conditions atroces et dont on découvre, au sein des décombres, qu’il abritait des travailleurs clandestins, des enfants… Autant de sous-traitants de grandes enseignes, engagés, pour ne pas dire utilisés, dans des conditions abominables.
Cet événement a suscité un électrochoc et la prise de conscience que la neutralité de l’entreprise comme pure entité économique n’existe pas et n’est pas souhaitable. Démarre alors une réflexion plus globale sur l’impact des entreprises sur leur environnement et leurs parties prenantes dont ses sous-traitants. La France a notamment été précurseur au niveau de la législation puisque la loi relative au devoir de vigilance a été promulguée dès 2017.
Quelle a été l’évolution de la vision du rôle des entreprises ?
S. B : Si la responsabilité de l’entreprise en tant que personne morale évolue dans la législation depuis peu, elle n’est pas nouvelle dans l’histoire des idées et la théorie des organisations pour autant. Elle a ainsi été développée par le philosophe américain R. E. Freeman dans les années 90 avec sa théorie des parties prenantes selon laquelle l’entreprise n’est pas seulement une entité économique dont la seule vocation et responsabilité serait d’être profitable. Autrement dit, elle porterait en plus de sa vocation économique et à l’instar d’une personne humaine, une responsabilité vis-à-vis de ses toutes parties prenantes.
Soit « l’individu ou groupe d’individus qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs organisationnels ». La mesure portée par l’union Européenne va dans ce sens.
Cette vision influence-t-elle ce que l’on attend de l’entreprise aujourd’hui ?
S. B : Il est vrai que la définition de cette responsabilité rencontre aujourd’hui un écho important en matière d’attentes sociétales. Qu’il s’agisse des citoyens ou des consommateurs qui poussent les organisations à élargir le spectre de leur responsabilité. Et pour cause, dans la mesure où les organisations et entreprises sont considérées aujourd’hui comme des personnes (bien que collectifs) comme les autres, on attend d’elles qu’elles soient alors dotées de droits et de devoirs.
En revanche, la publicité répandue outre-atlantique de l’entreprise comme actrice politique exprimant ses opinions, prenant part aux débats me paraît factice tant elle ouvrirait sur des conflits d’intérêts importants. Que l’entreprise soit incitée à respecter ses droits et ses devoirs vis-à-vis de ses parties prenantes représente un progrès important. En cela, on peut dire que l’entreprise se politise. Pour autant, ça n’en fait pas le nouveau politique…