C’est l’histoire d’un antihéros des temps modernes, ballotté par la houle impitoyable du monde du travail. Va-t-il s’en sortir ? Suspense… C’est l’histoire de nous tous quand il s’agit de trouver un métier qui nous anime vraiment. À nous !
Jour 151
Aujourd’hui, c’est la rentrée. La leur. La mienne.
Dans l’entrée, mon cartable trône, bouillonnant d’impatience. Mes stylos semblent trépigner dans leur trousse. J’ai deux classes de seconde et une de première. Un frisson d’excitation me parcourt. Mais derrière, une peur sourde. Je n’ai jamais fait ça. Parler pendant des heures, capter l’attention de trente paires d’yeux rivés sur moi… ou pire, totalement indifférents.
Les souvenirs affluent. Nos critiques acerbes de lycéens : « Lui, c’est un forceur.», « Elle, c’est une daronne relou. », « Il est full malaise. » Tendres, on ne l’était pas. Et moi, quelle étiquette vont-ils me coller ? J’ai opté pour une veste façon « prof chill » et une paire de sneakers discrète. Je me persuade que l’éco, ça leur plaît. Après tout, ils ont choisi cette spécialité.
Allez, souffle un grand coup… et saute dans le bus.
Jour 151 – Le soir
Ma femme tente de me rassurer. Mais j’ai la gorge serrée.
On est loin du premier jour parfait. Trois classes en roue libre, bavardages incessants, regards ennuyés. Et la salle des profs ? Pas mieux. J’avais imaginé un cocon, un QG de camaraderie. Ici, chacun est plongé dans ses corrections, dos courbé, l’air éreinté, je ne m’attendais pas à ça. Seul un collègue m’a adressé un regard compatissant. Un signe que je prends pour ce qu’il est, un zeste de fraternité.
Deux ou trois élèves ont vaguement semblé s’intéresser à mon programme. Vaguement. Alors, quand on m’a annoncé quatre soirées « speed dating » parents-profs… J’imagine déjà l’ambiance. Rencontre du troisième type, dans un silence intersidéral.
Allez… C’est le premier jour. Tous les débuts sont difficiles. On se motive, comme on peut.
Jour 180
Un mois. Un mois et toujours cette sensation de ne pas être à ma place.
J’étouffe sous la charge de travail : corrections, préparations, conseils de classe. Mon cerveau est en mode bachotage permanent. À peine le temps de respirer. Je repense au monde de l’entreprise : l’ambiance détendue, les blagues à la machine à café, le soutien entre collègues. Il va falloir réinventer tout ça. Justement, une prof m’intrigue. Elle court dans les couloirs, cheveux au vent, comme tirée par son cartable trop lourd. Une héroïne de Sempé échappée d’un dessin. Mais impossible de l’aborder, elle file toujours, pressée.
J’essaie de trouver un brin de poésie dans cette routine. Peine perdue. Mon corps lâche. Le médecin parle de stress. Psychosomatique, qu’il dit. Super. Comme si ça allait m’aider. Pas question de s’arrêter.
Un jour sans fin
J’en peux plus.
Trop d’énergie dépensée pour capter leur attention, trop de messages de parents sur Pronote qui m’accablent. « Pourquoi ma fille a eu 12 et pas 14 ? »,
« Mon fils trouve vos cours ennuyeux. »
J’ai voulu transmettre un savoir. Mais transmettre, ça veut dire quoi, au fond ? J’ai l’impression d’être un émetteur sans récepteur. Tout se brouille.
Jour 300
Ce soir, en quittant le lycée, j’entends des voix. Trois élèves. Ils parlent de moi.
Curiosité malsaine. Je me glisse dans l’ombre d’une porte cochère, façon Sherlock Holmes. Et là, le coup de grâce.
— « Il est célib, c’est sûr. T’as vu son flow ? C’est zéro. »
— « Son cours, c’est du chinois. J’capte rien. »
— « Son Insta ? La honte… »
Un poignard dans le cœur.
C’est fini. Je termine l’année, et je me barre.
Le métier de prof, ce n’est pas pour moi.
