La discrimination envers les « minorités visibles » figure parmi les plus virulentes dans le monde de l’entreprise : ainsi, en décembre 2016[1], une enquête réalisée par le ministère du Travail révèle que près d’un tiers des grandes entreprises testées évinçaient les candidats Maghrébins. Si l’opération de « name and shame » proposée par Jean-François Amadieu, Directeur de l’Observatoire des discriminations n’est pour le moment pas envisagée par le ministère, il semble aujourd’hui plus que jamais primordial de comprendre les ressorts des stéréotypes sur les origines tels que pratiqués en entreprise, afin de pouvoir enfin agir en faveur des richesses qu’offre l’expérience de la différence.
Les inégalités à l’égard des populations dites de couleur perdurent, et les actions mises en place au sein des entreprises peinent à émerger : selon le bilan de la Charte de la diversité 2013, les entreprises s’engagent avant tout sur les critères de discrimination liés au handicap, à l’égalité professionnelle hommes-femmes, ou encore aux relations intergénérationnelles. Ceci s’explique d’une part en raison d’un tabou sur la question : si l’on qualifie aisément une femme par son sexe, il demeure une gêne à dénommer une personne par la couleur de sa peau. Deuxièmement, de nombreuses entreprises ne savent simplement pas comment dresser un constat de leur situation. En effet, peu sont au fait de la législation française en matière ethnique : a-t-on le droit en France de réaliser des statistiques ethniques, comme pratiqué couramment aux Etats-Unis ? La réponse est oui, mais dans le cadre plus restrictif du registre autodéclaratif.
Comprendre les stéréotypes sur les origines
A quoi renvoie le mot origine ? Est-ce une affaire de nationalité, de culture, d’origine sociale ou encore géographique ? Quels stéréotypes range-t-on dans cette boîte mentale estampillée « origines » ? Le concept paraît bien vague et sujet à de nombreuses acceptions.
Le critère de l’origine est en effet apprécié différemment en fonction des enjeux de l’entreprise : de dimension internationale, elle s’attachera davantage aux actions orientées sur les nationalités (comme des formations interculturelles). Implantée dans une zone urbaine sensible, son action sera probablement plus soucieuse de travailler sur l’origine sociale, à travers un ancrage territorial, ce afin d’être à l’image de son environnement et de ses clients. Bien sûr, rien n’empêche l’entreprise de considérer tant les préoccupations locales que globales, et d’adapter sa politique sur ces deux plans.
Au-delà de ces divers enjeux stratégiques, la question des origines ethniques demeure taboue. Si les managers peinent tant à se prononcer au sujet des Maghrébins, des Noirs et des Européens de l’Est, c’est en partie parce que ces populations font l’objet de stéréotypes majoritairement négatifs : il est en effet plus aisé de qualifier des individus lorsqu’on en pense du bien plutôt que du mal !
Selon une étude réalisée pour le guide pratique « Les stéréotypes sur les origines : comprendre et agir en entreprise » [2], les Asiatiques représentent une population envers laquelle les stéréotypes sont les plus positifs. Appréhendés comme travailleurs et disciplinés, ces derniers sont littéralement positionnés au rang de « collaborateurs idéaux » dans les représentations des managers. Les Noirs quant à eux, font l’objet de stéréotypes ambivalents : si on leur reconnaît généralement des qualités personnelles liées à la chaleur humaine et à la sympathie, l’oisiveté et la lenteur sont également étiquetées à leur couleur. À l’inverse, les Européens de l’Est sont jugés compétents professionnellement, mais souvent confondus sur le plan de la sphère privée à la communauté rom. Les Maghrébins, stigmatisés « difficiles à gérer » ou encore machistes, souffrent d’une sévère image tant sur le plan professionnel que personnel. Enfin, à l’issue de l’enquête, aux seuls blancs de peau était attachée la notion de leadership. Ce groupe majoritaire est ainsi considéré comme avantagé dans l’entreprise, au détriment des autres. Ceci s’explique notamment par la croyance partagée par 14% des managers interrogés selon laquelle il existe une différence de compétences professionnelles en fonction de l’origine ethnique. Doit-on s’étonner de constater que parmi ces managers, 17% considéraient que le différentiel de compétences était imputable aux prédispositions génétiques ?
Lorsque l’on interroge la question du stéréotype, il est intéressant de remarquer qu’il en existe en fait différentes sortes, trois exactement :
- L’autostéréotype, ce que l’on pense de son propre groupe,
- L’hétérostéréotype, ce que l’on pense de l’autre groupe,
- Le métastéréotype, ce que l’on imagine que les autres pensent de nous.
Appliqué à notre sujet, cela revient par exemple à interroger respectivement ce que les Maghrébins pensent des Maghrébins (autostéréotype), ce que les Noirs pensent des Maghrébins (hétérostéréotype), et enfin ce que les Asiatiques croient que les Noirs, Blancs, Maghrébins … pensent d’eux Asiatiques (métastéréotype). En comparant dans l’étude du guide précité les stéréotypes sur les origines en fonction de ces trois niveaux de perception, il ressort une certaine conformité entre ce que les groupes pensent d’eux et la manière dont ils sont perçus. Ainsi, les Asiatiques et les Européens de l’Est ont une image relativement bonne d’eux-mêmes, là où les Noirs et les Maghrébins, minorités les moins bien considérées, se perçoivent plutôt négativement. Cela donne à penser qu’ils ont profondément intériorisé l’image négative que la société porte sur eux.
L’ancrage de ces stéréotypes, tant chez ceux qui les subissent que « les autres », peut être lourd de conséquences. Plus les croyances que les « non-blancs » sont ceci ou cela sont enracinées dans les mentalités, et plus les comportements des différents individus tendront à s’y conformer, jusqu’à générer de véritables prophéties autoréalisatrices. Prenons l’exemple d’un manager qui pense que les Maghrébins sont difficiles à gérer en entreprise. Il risque d’adopter une attitude plutôt hostile face à un collaborateur d’origine (réelle ou supposée) maghrébine, ce qui pourra influencer le comportement de ce dernier, en le rendant agressif. Ainsi, il aura tendance à se conformer au stéréotype. A l’inverse, si le manager pense que les Noirs sont sympathiques, il adoptera une attitude positive et l’induira chez son collaborateur noir…
En ce qui concerne l’image que les groupes ont le sentiment de renvoyer à la société (métastéréotype), les populations noires et maghrébines pensent dans cette étude être encore moins appréciées qu’elles ne le sont en réalité. Ce phénomène illustre bien un effet de stigmatisation qui tend à générer de l’autocensure. En effet, se sachant victime d’une image négative, les populations concernées oseront moins facilement démarcher des entreprises ou pourvoir des postes à responsabilité, ce qui participe dans la logique d’un cercle vicieux à la permanence de ces mêmes stéréotypes.
Quelques leviers de déconstruction des stéréotypes
Les stéréotypes sur les origines ne sont pas une fatalité, et il est possible de les déconstruire.
Pour lever la question du tabou lié aux origines et démystifier le sujet, l’entreprise est sur le plan institutionnel tout à fait habilitée à recourir à des indicateurs encadrés par la loi, dans le but d’obtenir un état des lieux des discriminations. Pour ce bien faire, elle intégrera toutes les parties prenantes (syndicats, dirigeants, juristes, RH, managers, collaborateurs…), afin de rendre la démarche acceptable par tous. Nous vous recommandons également de vous renseigner sur les précautions imposées par la CNIL.
- Grâce aux systèmes d’information, le comptage des nationalités est notamment rendu possible dans l’entreprise.
- Le testing, ou test de discrimination, est le moyen employé par le ministère du Travail dans son récent rapport. Cette pratique, qui consiste à envoyer deux CV fictifs identiques à l’exception du critère testé en réponse à une offre d’emploi, a valeur de preuve aux yeux des tribunaux français.
- Sur la base du volontariat, le salarié peut également répondre de manière anonyme à un questionnaire autodéclaratif lui permettant de positionner ses origines, son pays d’origine ou la nationalité de ses parents.
L’engagement de l’entreprise en matière de diversité est un facteur déterminant pour lutter contre les stéréotypes. En effet, plus un manager perçoit cet engagement en faveur de la richesse culturelle, et plus ses stéréotypes envers les minorités ethniques seront positifs. De plus, la communication de l’entreprise sur son engagement permet également de la rendre plus attractive en externe, en limitant l’autocensure et en attirant de nouveaux talents. Il est cependant nécessaire que cet engagement soit perçu comme sincère, et se traduise concrètement par des actions. Cela peut passer par exemple par la mise en place de process objectifs garantissant l’égalité de traitement des candidats ou des salariés de l’entreprise.
Sur le plan individuel et managérial, la meilleure chose à faire est de porter une réflexion sur les stéréotypes. Nous avons tous besoin de ces derniers : ainsi notre cerveau ne peut s’en dispenser, car il lui faut catégoriser dans des « boîtes », à la manière des poupées russes, l’immense quantité d’informations reçues quotidiennement. Mais alors que faire, si ce n’est de s’en débarrasser ? Il s’agit en fait de les apprivoiser. Pour cela, un travail préliminaire de conscientisation de ces stéréotypes peut se révéler utile. Quelles sont mes croyances envers ce groupe ethnique, que je méconnais au fond ? D’où me viennent-elles ?
Dans la tête de nombreux individus, si ces populations sont discriminées, c’est qu’il doit y avoir une raison et qu’elles le méritent[3]. Comment expliquer sinon, sans culpabiliser, la conscience de toute la négativité que cristallisent les minorités ? En fait, cette attitude répond au principe de rationalisation, qui est un mécanisme de défense par lequel nous cherchons à donner une explication cohérente et logique à une inégalité de traitement dont on ne perçoit pas les véritables raisons. Cette rationalisation est bien entendue dangereuse, car elle justifie et entretient des stéréotypes négatifs, et le cercle vicieux s’enclenche inlassablement.
A la rencontre de la rencontre
En guise de conclusion, nous ne pouvons que vous recommander, individu ou entreprise, de créer la rencontre. En effet, ce levier très puissant nous protège des généralités comme elle nous permet de mieux connaître l’Autre et de remettre perpétuellement en cause ses a priori : de fait, plus les managers ont le sentiment qu’ils travaillent dans une équipe diverse d’un point de vue ethnique, plus leurs stéréotypes sont positifs, et l’effet est d’autant plus fort que les personnes identifiées issues de minorités ethniques occupent des postes à responsabilité ! L’impact des rôles modèles, par la mise en avant de parcours de réussite de personnes d’origines diverses est à même d’en inspirer d’autres[4]. Cela nous conforte dans l’idée que lorsque la complexité générée par l’altérité est dépassée, le profit économique et social de la diversité des origines, tant pour l’entreprise que pour l’individu, est éprouvé.
Valentine Poisson (rédactrice) et Patrick Scharnitzky (expert diversité)
Illustration : Jefferson Moon a beau être diplômé de l’université d’Harvard, il reste perçu comme un gangster. Photographie de Joel Parés, issu d’une série intitulée « Judging America ».
[1] Testing « Discrimination à l’embauche selon l’origine », menée au printemps 2016 par le ministère du Travail en partenariat avec le cabinet ISM Corum. 1 500 tests ont été réalisés, soit l’envoi de 3 000 candidatures pour des offres publiées en ligne (chaque société ayant été testée entre 30 et 40 fois). « Les résultats globaux montrent que les recruteurs ont été plus souvent intéressés par les candidatures « hexagonales » que par les candidatures « maghrébines » : le taux de réponses positives est respectivement de 47% et 36% des candidatures envoyées, soit un écart moyen de 11 points. Cet écart significatif de traitement selon « l’origine » du candidat se retrouve pour les hommes comme pour les femmes et pour les postes d’employés comme de managers.»
[2] Cet article synthétise de manière non exhaustive le guide pratique publié par l’IMS Entreprendre pour la Cité (nouvellement appelée Les Entreprises pour la Cité) et Patrick Scharnitzky, « Les stéréotypes sur les origines : comprendre et agir en entreprise, guide pratique », mars 2014. Ce guide est disponible en téléchargement libre sur le site de l’IMS. Méthodologie de l’étude : une première phase consistait à répondre à un questionnaire de mesure des stéréotypes auprès de 1540 managers des 8 entreprises partenaires, et une seconde phase s’est déroulée par voie d’entretiens individuels et collectifs auprès de salariés, managers, RH et dirigeants.
[3] Ceci rejoint l’hypothèse du monde juste, un biais cognitif développé par le psychologue social Melvin J. Lerner. Jacques Rojot, professeur émérite à l’Université de Paris II, apporte un éclairage du principe de biais cognitif dans une interview de notre chaine YouTube.
[4] Des associations et cabinets de recrutement peuvent vous accompagner dans la mise en place de politiques du type « rôle model », à travers des dispositifs de recrutement au sein de bassins défavorisés. Nous songeons notamment à l’association Nos quartiers ont du talent, à l’AFIP, ou encore au cabinet Mozaik RH.