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Quand le travail devient un bien
consommable
comme un autre

Désengagement, grande démission, désertion… les terminologies radicales vont bon train pour décrire la situation inédite que traverse le monde du travail, illustrant ainsi un phénomène – semblant inexorable  –  de découragement de la population active vis-à-vis de ce qui est attendu d’elle. Selon la Dares, 470 000 français auraient quitté leur emploi au premier trimestre 2022, soit 20% de plus que fin 2019, et de nombreux postes tous secteurs confondus – en particulier dans la restauration et le milieu hospitalier – ne trouvent pas preneurs. 

Slashingturnover en forte hausse, démissions en domino, ce que l’on fait passer pour fait nouveau – majoritairement dû aux effets secondaires de la pandémie de Covid-19 – s’avérait déjà palpable en 1974 lorsque paraissait L’allergie au travail du pédiatre et psychologue, Jean Rousselet. Ce spécialiste des problèmes de la jeunesse y évoque les « conflits de valeurs » auxquels la jeune génération se heurte au lendemain des événements de mai 68 et son inquiétude face à « son devenir immédiat ». Car déjà l’écart « se creuse entre les aspirations nouvelles du plus grand nombre et les faibles possibilités de réalisation que leur offre le monde professionnel ». Hmmm, visionnaire me direz-vous ! 

Concomitamment, se joue une autre transformation profonde de notre société qui participe, elle aussi, à l’évolution du regard que l’on porte aujourd’hui sur le travail. Dans La France sous nos yeux, les journalistes Jérôme Fouquet et Jean-Laurent Cassely dressent, à travers cartographies, chiffres chocs et analyses, le portrait d’une France en mutation accélérée depuis 30 ans, dont l’un des phénomènes les plus marquants est le remplacement d’une société productive via ses activités agricoles et industrielles par une société qui consomme goulûment biens, loisirs et tourisme. En d’autres termes, une population qui passe d’active à passive. 

Le travail « prêt-à-consommer » 

Les auteurs rappellent qu’à la grande époque où le territoire était encore fortement industrialisé, le travail avait une fonction socialisante dans la mesure où toute la vie sociale des travailleurs s’organisait à la fois à l’intérieur et en-dehors des usines, offrant à chacun et chacune la possibilité de participer à un projet collectif, même si celui-ci était sous l’autorité d’un patron paternaliste. Avec le délitement du paysage industriel et l’avènement de la société de consommation, de nouveaux modes de vie sont apparus et des activités nouvelles se sont suppléées à la fonction socialisante du travail, nous formatant sur plusieurs générations à n’observer notre environnement que par le prisme du pouvoir d’achat. Résultat : notre désir d’émancipation vis-à-vis du travail déjà à l’œuvre dans les années 70 ne pouvait que se délecter de l’émergence d’une société de loisirs dont la préoccupation principale devient celle de savoir comment vivre sans ne plus avoir à travailler… 

Dans ce contexte, difficile pour le travail d’échapper à ce changement de paradigme ! Nous sommes devenus des consommateurs de travail au même titre que nous consommons les services d’Uber, de Netflix ou le social media, avec une transposition quasi identique des usages : 

  • Benchmark et mise en relation : à travers des plateformes comme Welcome to the jungle, les entreprises passent de recruteuses à recrutées selon des critères ayant eux-mêmes évolués vers plus de RSE, la prise en compte des individualités, la QVCT… 
  • Transaction rapide et fluide : le recrutement doit se faire en quelques clics et en quelques jours 
  • Géolocalisationet consommation « locale » : le temps de transport acceptable entre son lieu de travail et son lieu d’habitation est analysé avant de répondre à une offre d’emploi. 
  • Service à distance : la mobilité s’invite plus que jamais en entreprise à travers les nouvelles formes de travail (télétravail, travail nomade, hybridation…) 
  • Personnalisation : des formations à la carte et à la demande 
  • Autonomisation : les statuts du travail se multiplient et depuis la création du statut d’auto-entrepreneur en 2009,  le statut de travailleur indépendant est en forte croissance avec une accélération ces deux dernières années du fait de la pandémie. 
  • Évaluation : les entreprises qui ne jouent pas le jeu de la RSE sont pointées du doigt sur les réseaux sociaux, au risque de voir leur image de marque très fortement dégradée. 

Et la sacro-sainte expérience que tout candidat ou collaborateur se doit de vivre au sein de l’entreprise ! Ce mot qui revient aujourd’hui à tous les niveaux des organisations semble nous enjoindre à vivre notre travail comme une journée à Disneyland Paris. Il est intéressant de noter par ailleurs que l’expérience était plutôt ce qu’on attendait d’un candidat postulant pour un poste et qu’une fois encore les choses se sont inversées. C’est dorénavant l’entreprise qui doit se vanter d’offrir à ses collaborateurs une expérience de travail répondant à leurs attentes ainsi que la possibilité de développer leur capital compétences et employabilité. On en oublierait presque que, loin du confort douillet prôné par la promesse de notre prise en charge à travers l’expérience vécue, celle-ci se vit en réalité dans la douleur… Son étymologie latine nous rappelle que pereo signifie « aller au-delà, périr » et que par extension, experiri se traduit par « éprouver ». Il n’y a donc pas d’expérience sans mise en danger, sans éprouver l’effort.  

Travailler, c’est se travailler 

À ce titre, Christophe Dejours, inventeur de la « psychodynamique du travail » et auteur de Souffrance en France, définit le travail comme une mise à l’épreuve de la subjectivité : « Ce qui est très intéressant dans le travail, c’est qu’il est d’abord pour tout un chacun, − quels que soient sa culture, origine, âge, genre −, une confrontation au réel, c’est-à-dire à ce qui résiste à la maîtrise. (…) Au fond, le travail, c’est le réel qui se fait connaître par sa résistance ». À travers le travail, et parce qu’il mobilise toute notre intelligence, nous nous dépassons et nous dévoilons le meilleur de nous-même. Travailler, c’est faire progresser son « soi ». Mais alors, pourquoi voit-on percer autant de signaux forts de désengagement vis-à-vis de ce qui devrait d’une certaine manière nous accomplir ? 

Travailler au nom d’un engagement moral ? 

Un début de réponse serait de questionner la notion d’engagement. Peut-on authentiquement et raisonnablement s’engager pour son entreprise par le biais de son travail ? On s’engage volontiers dans une relation amicale ou amoureuse. On peut également s’engager pour une cause, que ce soit la défense de son pays ou encore la protection de l’environnement, mais à chaque fois, nous sommes liés par une promesse morale que l’on se fait à soi-même au nom d’un idéal. Or a-t-on réellement envie d’être lié moralement à son employeur, et pour courir après quel idéal ? Et si tant est que nous en ayons le souhait, la contrepartie de notre engagement est avant tout pécuniaire (ces fameuses motivations extrinsèques). Il ne pourrait d’ailleurs y avoir entre l’employeur et le salarié qu’un contrat transactionnel d’échange de valeur : une rémunération contre des tâches effectuées, ce qui était le cas au 19e siècle ou toujours actuellement dans certaines sociétés. Pourtant, au fil du temps, nous y avons adjoint une dimension relationnelle au travers de principes socio émotionnels tels que la loyauté ou l’implication nous menant bon an mal an à un contrat dit « psychologique », bien évidemment implicite. C’est ce que sous-tend la notion d’engagement. Du coup, nous sommes piégés et la génération X sait bien de quoi il est question ! Alors, dans ce cas, quitte à être engagé dans son travail et pour son entreprise, autant savoir au nom de quoi… Nos motivations intrinsèques ? Oui, et en particulier celle du sens donné au travail, très prégnante dans les préoccupations RH actuelles. 

La quête de sens au travail, vœu pieux ? 

L’enjeu est de taille puisqu’il implique de pouvoir faire coïncider nos aspirations quant à notre travail et notre rapport à lui avec le projet de l’entreprise. Or il y a autant d’aspirations que d’individus, et dans une large diversité ! Alors les entreprises s’organisent, repensent leur culture, travaillent leur marque employeur, se lancent dans des transformations de fond… Malgré cela, notre fidélité n’est plus acquise, le contrat « psychologique » est rompu. Le mal est profond et notre quête de sens plus globale, dans une société où l’ultra-consommation donne lieu à l’ultra-financiarisation : tout se vend, tout s’achète, tout se loue. Quelle place laisse-t-on aux échanges non monétisés, aux dynamiques de don, aux élans de générosité ? Et surtout quels liens entretenons-nous aujourd’hui tous ensemble en tant que concitoyens ? Le constat est rude et l’impact sur notre société glaçant. 2,5 millions de français actifs seraient en burn-out sévère, assorti d’un sentiment de solitude dont 1 français sur 4 souffrirait…  

Sommes-nous si fatigués et abattus face à tous les défis à venir que nous sommes dans l’incapacité d’agir ? Le média L’ADN consacre son numéro de juillet-septembre 2022 aux « années molles » pour illustrer notre passivité à travers ce qu’il nomme une « économie de la flemme » et se demande si nous n’avons pas perdu le goût des autres. 

Comment nous réveiller et sortir de cette léthargie collective ?  Il nous faut commencer par recréer du sens commun : 

  • au sens antique du terme en percevant « nos sensibles communs » et en reprenant conscience de nos sensations, de ce qui nous entoure et donc des autres ;
  • au sens cartésien, en faisant preuve de bon sens et de raison car oui l’avenir de nos démocraties se joue maintenant ;
  • au sens moderne, en construisant un projet commun qui dépasse nos intérêts individuels et nous pousse à agir ensemble. 

Les responsabilités sont évidemment partagées entre l’État qui doit porter les grands chantiers avec conviction et un cap auquel il se tient, les organisations qui doivent s’inscrire dans la mise en œuvre de ces chantiers et les individus pleinement acteurs. Dans ce contexte, les entreprises ont un rôle éminemment important à jouer en ce qu’elles sont un des derniers lieux de mixité sociale, où se crée par le travail – dans ce qu’il nécessite en apprentissage et en efforts – et par des rituels établis, des dynamiques encore possibles de coopération au service de projets communs. Et ces dynamiques sont essentielles pour répondre aux grands enjeux d’aujourd’hui pour construire demain. 

Julie Delaissé.

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