La croyance est une force omniprésente qui oriente nos décisions du quotidien et façonne la culture de nos organisations. Mais si elle offre une béquille psychologique à plusieurs égards, elle vient aussi avec son lot de risques. Alors que comprendre de ce phénomène qui nous concerne toutes et tous ? Et quel rôle les entreprises peuvent-elles jouer pour y faire face ? Décryptage avec Patrick Scharnitzky, docteur en psychologie sociale.
Qu’est-ce qu’une croyance ?
Patrick Scharnitzky: Par définition, une croyance, c’est une connaissance non démontrée ou non avérée. Mais attention, elle doit faire l’objet d’un consensus de groupe ! Car si une croyance ne rencontre pas l’adhésion d’un nombre minimum de personnes, alors elle s’éteint par elle-même. Elle ne peut exister que si elle trouve un écho dans les fantasmes, ou les anxiétés d’autres individus.
Il y a donc mécaniquement, dans les croyances, quelles qu’elles soient, une dimension collective. C’est par exemple le principe même des rumeurs : si l’information n’intéresse personne, on cesse de la partager, on l’oublie, et l’on cesse d’y croire.
La croyance a-t-elle une utilité ?
Patrick Scharnitzky: Absolument. Les croyances répondent à trois besoins fondamentaux de notre cerveau. Premièrement, l’être humain est “paresseux”. Autrement dit, nos cerveaux sont toujours dans un calcul « coût/bénéfice”. Comment dépenser le moins d’énergie possible pour récupérer l’information la plus importante ? À ce titre, la croyance est un extraordinaire outil d’économie cognitive. Je n’ai pas à démontrer, à vérifier, à lire, je n’ai pas à chercher ! Et ça me donne une lecture du monde qui me simplifie la vie.
Deuxièmement, l’être humain est par construction un être “anxieux”. Cette anxiété peut être provoquée par tout ce qui est menaçant mais aussi inexplicable ou incohérent. Ainsi la croyance nous rassure parce qu’elle nous livre un monde qui est conforme à nos attentes et à notre vision du monde.
Troisièmement, l’être humain est un être “orgueilleux”, c’est-à-dire qu’il a besoin d’avoir une image de soi positive. Nous avons besoin, pour passer une bonne journée, de penser que nous sommes des gens bien. D’ailleurs, on le voit bien, le meilleur moyen d’aller bien, c’est de se comparer à pire. La croyance me flatte par les stéréotypes : « Nous, les Français, on est mieux que vous, les Anglais. » Les stéréotypes, qui sont des croyances associées à des groupes sociaux, nous font du bien.
J’ajouterais enfin une quatrième vertu : celle du lien social. La croyance a la vertu de créer du lien parce qu’elle se partage. Et voir des croyances partagées dans l’entreprise, ça fait corps social. L’exemple qui résume tout ce qu’on s’est dit, c’est la rumeur. Les rumeurs en entreprise remplissent toutes ces vertus. Elles créent du partage, simplifient la vie, et rassurent.
Et en termes de risques ?
Patrick Scharnitzky : À partir du moment où je ne réfléchis pas, et que j’interprète le monde selon des schémas figés, je peux me tromper. Les vertus qu’on vient de décrire n’empêchent pas l’inexactitude. À l’échelle de l’entreprise, mécaniquement, cela empêche toute forme de curiosité, d’innovation, ou encore de penser autrement. Ce sont de véritables freins à la transformation, c’est très clair. La rumeur en entreprise, est un polluant pour les relations sociales et les dynamiques de groupe
Quel rôle peut alors jouer l’entreprise face à cette béquille psychologique ?
Patrick Scharnitzky: L’entreprise n’a pas pour mission de faire changer d’avis les gens sur leurs croyances personnelles, et ce serait d’ailleurs illégal. En revanche elle a un rôle fondamental à jouer pour les juguler. Elle doit faire en sorte qu’elles polluent le moins possible les systèmes d’information et la communication. Si elle laisse faire, ça va l’éloigner progressivement de la rationalité et de l’exactitude. Or la performance repose en grande partie sur une analyse objective de la réalité. On ne peut pas se reposer sur les croyances ou sur l’intuition pour animer un business.
Son rôle est donc de limiter le poids des croyances et des intuitions sur les décisions, pour aller vers plus d’exactitude et plus de performance. La bonne nouvelle est que l’entreprise peut obtenir les mêmes bénéfices psychologiques autrement. Si je partage avec les salariés des chiffres objectivés qui démontrent que mon entreprise va bien, je les rassure. Si je fais du feedback positif et que je les gratifie quand ils travaillent bien, je flatte leur orgueil. De même, on peut faire corps social en partageant des valeurs, une vision, ou du plaisir à être ensemble, plutôt que sur un socle intuitif ou de croyances.
Les moyens d’y arriver sont mécaniquement plus compliqués, car il faut les orchestrer. Mais il est indispensable de tenir au maximum les croyances à distance par une lecture exacte du monde… Tout en satisfaisant les besoins fondamentaux que la croyance venait combler.
Propos recueillis par Elise Assibat
