Après le “Big Quit” et le “quiet quitting”, ce sont désormais les fortes contestations autour de la réforme des retraites qui continuent de fragiliser le monde du travail. L’allongement des carrières soulève alors une insatisfaction plus générale qui pose question : comment expliquer ce désengagement vis-à-vis de la sphère professionnelle ? Et comment y répondre ? Décryptage d’un détachement qui ne date pas d’hier.
La grande lassitude des salariés ne cesse de faire parler d’elle depuis la crise sanitaire. Pourtant, il n’est pas rare que des changements de comportements notables s’observent après des périodes de crises. « Si l’on prend l’exemple de la grande démission, un million de salariés français ont quitté leur emploi en 2021 selon le Ministère du Travail, illustre Adrien Scemama, responsable France de Talent.com, l’un des principaux moteurs de recherche pour trouver un emploi. Il s’agit là du même nombre de démissionnaires que la France avait connu après la crise financière de 2008. » Alors certes, la pandémie, avec son mouvement brusque de sortie de l’activité, a pu donner l’occasion à de très nombreuses personnes de prendre des distances vis-à-vis de leur job. Mais ce parti pris ne date pas de 2020 pour autant. Pour Adrien Scemama, il s’agirait plutôt d’une profonde fatigue générale mise en exergue par la pandémie. Et pour expliquer ce désengagement progressif vis-à-vis du travail, il faut commencer par remonter jusque dans les années 80 et 90.
Désengagement au travail : des conséquences liées au siècle dernier
À la fin du 20ème siècle, la course au profit s’accélère en même temps que l’industrialisation se complexifie et que l’informatisation émerge. « De grosses vagues d’intensification du travail se succèdent chez les travailleurs et se concrétisent par de nouvelles contraintes marchandes », explique Maëlezig Bigi, sociologue du travail. Il devient nécessaire de répondre au plus juste, au plus vite à la demande du client et cette accélération entraîne une perte de maîtrise dans la planification de l’activité au profit de la rentabilité. « La figure du client prend alors de plus en plus de place dans les relations de travail et les contraintes émotionnelles vont s’ajouter à la pile, précise la spécialiste. On sort de la relation employé-employeur pour intégrer le client au centre de tout et cela trouble fortement le dialogue. » La productivité se mesure en performances chiffrées, les objectifs sont de plus en plus conséquents. Et toute cette accumulation pendant plusieurs décennies rend l’activité professionnelle presque impossible.
Par ailleurs, ces grandes tendances dans l’évolution des conditions de travail vont aussi intensifier la montée des risques psychosociaux en entreprise. Et pour Maëlezig Bigi, « l’affaire France Télécom en 2008 va en être le point culminant ». Sans que les complications ne s’arrêtent là. Car on assiste en parallèle, quinquennat après quinquennat, à un détricotage des institutions représentatives du personnel qui permettaient de contenir ces mêmes mouvements d’intensification. La transformation du monde professionnel s’est donc jouée au détriment de la prise en compte des conditions de travail, du dialogue social et des individus. « Cette année encore, une étude Malakoff Humanis révélait que 1 salarié sur 2 se disait épuisé au travail », déplore Adrien Scemama. À force de tirer sur la corde depuis plusieurs décennies, il semblerait que les entreprises en payent le prix aujourd’hui.
La grande inquiétude des employeurs face à ce désengagement
Pour autant, la lassitude des employés n’est pas la seule conclusion que l’on peut tirer de ces tendances de désengagement. « En effet, la forte portée médiatique révèle aussi toute l’inquiétude des employeurs face à la volonté de leur main-d’œuvre à continuer de coopérer comme avant », analyse Maëlezig Bigi. Or considérer que cette inquiétude est récente ne serait pas juste non plus.
Pour la sociologue du travail, voilà des années que les différents gouvernements optent pour tout un tas d’incitations plus ou moins coercitives et violentes qui poussent les salariés à travailler. « Je pense, par exemple, à la réforme du chômage qui traduit en partie la peur de voir les gens arrêter de travailler, illustre Maëlezig Bigi. Aussi avec la valorisation de la valeur travail, la méritocratie, la start-up nation etc… Les termes changent mais la réflexion est là depuis longtemps. » Notamment car la question de l’engagement des salariés est concomitante de l’histoire du capitalisme. « Déjà au siècle dernier, rappelle la sociologue, les travaux de Frederick Taylor, le précurseur de l’organisation scientifique du travail, cherchaient à supprimer la « flânerie systématique » des ouvriers pour les faire travailler davantage. »
Une inversion des pouvoirs au profit des salariés
Toutefois, les dynamiques relationnelles évoluent car le fil rouge exprimé à la fois par le « Big quit » et le « quiet quitting » témoigne aussi d’une inversion des pouvoirs. « En effet, puisque les entreprises ne sont plus compatibles avec les besoins des salariés, il semblerait que le marché de l’emploi se soit complètement retourné », observe Adrien Scemama. Ce ne sont plus les candidats qui courent après les entreprises mais bien l’inverse. « Je me suis récemment entretenu avec un responsable du recrutement qui me confiait qu’il y a encore un ou deux ans, un CV qui n’avait pas toutes les compétences requises passait à la trappe, confie le responsable France de Talent.com. Désormais les équipes vont chercher à trouver du positif dans une candidature coûte que coûte. » Car la pénurie des candidats est telle que les entreprises n’ont plus le choix que de s’adapter aux profils qui s’offrent à elles.
D’ailleurs, on peut aussi voir la tendance comme un nouvel instrument de dialogue entre les salariés et les employeurs. « Il n’est pas rare que les premières questions posées par un candidat en entretien portent sur la politique de télétravail de l’entreprise, révèle Pierre-Yves Goarant, expert Alternego sur les questions de dialogue social. L’épanouissement au travail passe par l’équilibre pro/perso aujourd’hui et les employeurs se doivent de proposer des conditions en réponse aux attentes pour attirer les talents. » En outre, les entreprises qui ont le plus de mal à recruter à l’heure actuelle sont aussi celles qui ne prennent pas en compte les besoins de leurs salariés. « Et celles qui réussissent à recruter ont été celles qui ont proposé des améliorations en termes de condition de travail, d’emploi et de rémunération », conclut Maëlezig Bigi. Cette grande rotation post covid a donc redonné du pouvoir de négociation aux salariés : un véritable échange peut être amorcé. Mais par où commencer ?
La revalorisation nécessaire du dialogue social au travail
Pour Pierre-Yves Goarant, le dialogue social est sans aucun doute la meilleure réponse à apporter au désengagement ambiant. L’avenir des organisations dépend alors d’un nouvel enjeu de communication entre les différentes parties. À commencer par un retour conséquent du dialogue social formel. « Il est nécessaire de remettre les organisations syndicales au cœur du processus, recommande le spécialiste en dialogue social. Qu’elles soient présentes sur le terrain, de manière à retrouver un contact auprès du corps social qu’elles représentent. »
La suppression de la fonction du délégué personnel en 2017 a en effet fortement participé à un éloignement de la part des syndicats. « Les ordonnances Macron prévoient certes des représentants de proximité pour les remplacer, mais ces derniers ne sont pas obligatoires, nous rappelle Pierre-Yves Goarant. Leur rôle, qui est de récolter leurs questions pour les porter à la direction, est donc affaibli par leur nombre quasi inexistant dans les entreprises. » L’information a donc toujours du mal à circuler. Notamment en ce qui concerne la charge de travail prescrite par la fiche de poste et la charge réelle, vécue par l’employée. « Or si l’on n’arrive pas à mesurer cet écart, c’est un gros problème dans la mesure où la différence de perception entre les parties va être immense », déplore le spécialiste. Et la frustration qui en découle également.
Le dialogue social comme levier de réengagement
Notons enfin que la « qualité de vie et des conditions de travail » inscrite dans le droit du travail (QVCT, NDLR) dépend de la négociation entre l’employeur et les organisations syndicales. « Nous avons donc tout intérêt à reconnecter avec ces dernières pour que les revendications portées par le corps syndical soient représentatives des salariés, affirme Pierre-Yves Goarant. Mais il faut comprendre qu’une réconciliation passe aussi par la nécessité de la part de la direction de renouer avec un dialogue social informel. »
Et de fait, les entreprises ont encore tendance à négliger le dialogue social informel au profit du dialogue social formel. Alors même qu’un problème de connexion perdure du côté des organisations syndicales. « L’écoute a beau ne pas être la même, ces deux formes de dialogue ont la même importance, observe l’expert Alternego. Les salariés ne doivent pas être en reste pendant que les organisations syndicales et le top management échangent ensemble. » Les employeurs ont donc eux-aussi une responsabilité de communiquer avec leurs équipes de manière à pouvoir anticiper les mécontentements et répondre à leurs besoins.
Finalement, « le dialogue social formel est à retrouver en même temps que le dialogue social informel doit se créer dans certaines entreprises », selon Pierre-Yves Goarant. Car c’est bien cette reconnexion totale au dialogue social qui va pousser ces dernières à se réinventer. Non seulement pour attirer les talents mais aussi pour leur donner à nouveau envie de s’engager.
Elise Assibat, avec la précieuse relecture de Marie Donzel et Julie Delaissé