Souligner l‘importance d’un bon relationnel au travail est une chose… reconnaître les comportements néfastes au travail comme le harcèlement moral et/ou sexuel en est une autre : C’est un préalable à toute politique de QVCT. En effet, comment proposer le “bonheur” au travail en faisant déni des souffrances, visibles ou invisibles, qui y ont cours ? Avec le mouvement #MeToo, le harcèlement sexuel est sorti de l’ombre et du silence, y compris dans la sphère professionnelle. Les discussions récentes nous conduisent à considérer que drague et harcèlement sexuel sont parfois confondus de manière maladroite et périlleuse, mais le harcèlement moral reste dans un flou encore plus important dans les esprits et dans les perceptions des individus dans leur rapport au travail. En effet, comment dissocier le harcèlement moral d’une charge de travail excessive et/ou d’un rythme de travail effréné ? Dans des environnements qui valorisent le présentéisme, les heures supplémentaires et les work addicts, comment sortir du déni du harcèlement moral, sous prétexte que « le monde du travail est difficile, un point c’est tout » ? Si en 2022, ces questions se posent encore, c’est parce que même si de nombreux actifs pressentent qu’ils subissent du harcèlement moral, la nature même de ce harcèlement favorise le sentiment de confusion, la perte de confiance en soi et en la capacité du cadre à protéger l’individu, jusqu’à parfois lui laisser le sentiment d’être paranoïaque… Ce qui vaut pour la victime vaut aussi pour l’agisseur : de nombreuses personnes mises en cause pour des faits de harcèlement tombent sincèrement des nues. De ce fait, il est impossible d’adresser ce sujet en raisonnant par les intentions, il faut absolument l’aborder par les impacts : ce qui compte, ce n’est pas les raisons pour lesquelles vous harcelez ou êtes harcelé, mais bien ce que cela produit sur l’individu, le collectif et l’organisation dans son ensemble.
Le harcèlement moral est souvent difficile à repérer. À partir de combien de messages passé 22h, d’heures supplémentaires, d’appels le week-end, ou encore de reproches sur notre travail, devons-nous estimer que l’on est harcelé ? D’ailleurs, doit-on considérer le volume de ces signaux déstabilisants ou plutôt leur contenu ? Et dans quelle mesure l’absence de signaux, comme par exemple le fait d’ignorer quelqu’un ou de l’exclure de fait, pourrait également relever du harcèlement?
C’est le caractère diffus de ces mêmes signaux qui fait que nous nous rendons souvent compte trop tard que nous sommes concernés par le harcèlement. C’est lorsque la confiance, l’estime de soi, la santé morale et/ou physique commencent à être impactées que nous envisageons (enfin) le harcèlement parmi les causes du mal-être au travail… quand nous ne doutons pas de notre capacité à analyser la situation en ces termes. Là encore, la sournoiserie du harcèlement est en cause : un tel comportement casse la capacité à prendre du recul, il fait douter de ses propres cadres de réflexion, il renvoie l’individu à ses défaillances (“je ne suis pas assez fort pour supporter”, “j’ai toujours manqué de confiance en moi”, “je ne sais pas m’imposer/me défendre”), il l’isole dans le temps et dans l’espace.
Mais… pourquoi ce temps de latence ? Voici les quatre raisons principales qui peuvent l’expliquer :
- Des raisons systémiques : notre culture du travail renvoie à une certaine morale de l’effort qui peut confiner au dolorisme… Nous craignons toujours un peu que nous plaindre soit une marque de défaillance, si ce n’est de la paresse.
- Des raisons organisationnelles : qu’il s’agisse d’une culture-métier ou d’une culture d’entreprise, nous nous inscrivons dans un environnement de normes formelles et informelles, nécessaires à notre intégration dans le collectif, mais qui peuvent nous prendre au piège d’usages (horaires tardifs, hyper-vitesse, hyper-flexibilité, sur-engagement, présentéisme, importance de la participation aux moments de convivialité…) qui ne sont pas forcément en lien direct avec les nécessités du travail. Dans les raisons organisationnelles, il y a aussi, dans certains métiers, un système d’acceptation qui veut qu’un gros salaire soit débiteur des “fonctions latentes” du travail : en synthèse, à partir du moment où notre salaire est conséquent, nous devrions accepter de tout supporter.
- Des raisons liées au fonctionnement du collectif. Par exemple, un faible niveau de coopération, un haut niveau de silotage, éventuellement associés à un leadership très personnalisé, vont favoriser les systèmes d’emprise et les situations d’isolement, voire d’exclusion, si ce contexte a permis des pratiques de favoritisme par exemple.
- Des raisons liées aux perceptions et situations individuelles et aux relations interpersonnelles : chacun perçoit le harcèlement depuis son point de vue, ses convictions et son ressenti… Mais aussi depuis sa position. De ce fait, les individus ne lisent pas tous les situations dites de harcèlement de la même façon et chacun est tenté par diverses réflexes défensifs (ignorer, relativiser, post-rationaliser, requalifier, renvoyer les individus à leur responsabilité : “Je n’ai rien vu”, “Ce n’est pas du harcèlement, juste un peu d’excès d’autorité, il faut t’endurcir”, “Il faut avoir plus d’éléments de contexte”, “Ce n’est pas du harcèlement, c’est de la pression mal gérée”, “Machin l’a un peu cherché”, …).
«Dans les faits, le harcèlement peut prendre de nombreuses formes critiques infondées»
Face au déni et pour traiter un cas de harcèlement moral au travail, il nous faut d’abord reconnaître qu’il existe. Plus et mieux nous définirons ce qu’est le harcèlement au travail, mieux nous serons capables de l’identifier, et donc de nous emparer du problème.
Le code pénal est clair : le harcèlement moral est un délit aux yeux de la loi. Voici comment la loi définit le harcèlement moral au travail : « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. » (Article 222-33-2 – Code pénal). Concrètement, pour qu’un comportement soit qualifié de harcèlement moral au travail, il doit y avoir répétition de certains agissements dans le cadre professionnel : un acte isolé, bien que reprochable, n’est pas du harcèlement moral. Cependant, des actes espacés dans le temps sont recevables en tant que comportements, puisque la Cour de cassation (Chambre sociale du 25 septembre 2012, n° 11–17987) a considéré qu’un intervalle de deux ans entre les faits de harcèlement est admis. Enfin, la période de harcèlement peut être courte, sans durée minimale pour être admise.
Mais le monde du travail n’est pas le code pénal. Dans les faits, le harcèlement peut prendre de nombreuses formes critiques infondées par rapport au travail fourni et/ou de la personne harcelée, sanctions injustifiées, moqueries ou intimidations en public ou par mail, … Lorsqu’on entend « harcèlement », on a souvent tendance à penser à une avalanche de sollicitations, ce qui peut bien sûr être le cas. Cependant, l’ignorance répétée peut aussi être signe de harcèlement moral au travail. Être ignoré par son supérieur, mis à l’écart de certaines missions et/ou réunions qui ont pourtant un lien avec notre poste, ou encore être tout simplement « mis au placard » rentre également dans le prisme du harcèlement. Ainsi, les douze cas de harcèlement moral retenus par la jurisprudence sont le dénigrement et la brimade, la critique infondée, l’humiliation, les mesures vexatoires, la tâche dévalorisante, le discrédit du salarié, la tâche dépassant ses capacités, la mise au placard, la privation d’outils de travail, les sanctions injustifiées, la pression disciplinaire et le harcèlement managérial.
Au-delà d’une liste (forcément incomplète) des manifestations possibles, ce sont encore une fois les impacts de ces manifestations qu’il faut savoir regarder en face.
« Les salariés concernés par des « comportements hostiles dans leur travail » connaissent de multiples répercussions sur leur santé »
Ignorer l’existence du harcèlement moral au travail revient à fermer les yeux sur ses conséquences sur la santé des actifs. Et pourtant, celles-ci sont loin d’être négligeables, puisque d’après Marie-France Hirigoyen, psychiatre et auteure de l’ouvrage « Le harcèlement moral au travail » (2014), le harcèlement moral fait partie des facteurs de risques psychosociaux (RPS). Le médecin ajoute d’ailleurs qu’une “difficulté pour repérer le harcèlement moral vient de ce qu’il peut être confondu avec d’autres facteurs de souffrance psychique sur les lieux de travail, surtout s’ils sont perçus comme intentionnels. »
D’après un rapport de l’INRS (l’Institut National de Recherche et de Sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelle), l’enquête SUMER 2010 (Surveillance Médicale des Expositions des salariés aux Risques professionnels), les salariés concernés par des « comportements hostiles dans leur travail » connaissent de multiples répercussions sur leur santé. Dans un premier temps, ils font souvent face à de la nervosité, de l’irritabilité, de l’anxiété, des troubles du sommeil, des brûlures d’estomac, de l’hypertension artérielle, des douleurs musculaires, une hyper-vigilance ou une hyperactivité, une fatigue, une consommation d’alcool ou de psychotropes (médicaments ou drogues). Si la situation perdure, qu’elle n’est ni reconnue, ni prise en charge, des troubles psychiques et/ou somatiques peuvent s’installer de manière plus durable… et donc plus dangereuse pour la santé. L’enquête révèle aussi le fait que les salariés harcelés sont plus souvent concernés par des arrêts maladie et des accidents du travail que leurs collaborateurs non-harcelés. Plus récemment, une étude que signent des chercheurs de l’Université de Copenhague en 2008 prouve qu‘il existe un lien direct entre le harcèlement moral en entreprise et le développement accru de problèmes cardiovasculaires (crise cardiaque ou accident vasculaire cérébral). Ce méli-mélo de conséquences morales et physiques varie selon l’intensité, la récurrence des comportements de harcèlement et la régulation faite dans l’entreprise concernée. Cela n’empêche que dans la plupart des cas de harcèlement moral, la santé de la personne concernée est impactée.
Toujours d’après le rapport de l’INRS, qui dit « impact sur la santé » dit « impact sur la vie professionnelle ». Bien souvent, l’investissement au travail de la personne concernée diminue à mesure que sa satisfaction professionnelle décroît. Elle peut aussi avoir tendance à voir ses relations avec ses collègues se détériorer et finir par s’isoler. Mais le cercle vicieux du harcèlement moral ne s’arrête pas là : les employés victimes de harcèlement moral voient très souvent la qualité de leur travail négativement impactée. En effet, une perte de confiance en eux et en leur légitimité au travail couplée à une santé mentale et/ou physique affectée peut les mener à des difficultés à prendre des initiatives et des décisions, à des troubles de la concentration, à multiplier les erreurs, … rien de sain et de constructif au niveau individuel, ni au niveau organisationnel. La personne visée par les agissements n’est pas la seule concernée, ni la seule impactée. Il est tout à fait possible qu’un individu ne souffre pas excessivement de ces agissements, mais que des personnes de son environnement en soient embarrassées, insécurisées, voire en situation de mal-être aussi diffus que croissant. Sans surprise, cela peut engendrer, entre autres, du désengagement, une baisse de créativité ou de productivité, une hausse d’absentéisme, d’accidents du travail, de turnover, de difficultés à recruter, d’une dégradation du climat social… Dans ces cas, l’entreprise s’expose alors à un certain nombre de risques : social, psychosocial, juridique et réputationnel… alors même que la porosité des frontières interne/externe, avec l’essor des réseaux sociaux, dilue drastiquement la maîtrise de ce qui est rendu public avec tout ce que cela peut engendrer de difficultés en termes de fidélisation des clients et d’attractivité des nouveaux talents.
Anaïs Koopman avec Charlotte Ringrave et Marie Donzel