Lorsqu’on parle de créativité, beaucoup d’idées reçues nous viennent en tête. On peut par exemple la confondre avec l’innovation, lui donner un âge, ou encore un genre… Nous avons eu le plaisir d’échanger avec Anne Thevenet-Abitbol – qui se revendique (enfin) « créative » – pour tenter de définir le concept de créativité, avec justesse… et ingéniosité.
Vous êtes « Directrice Prospective et nouveaux concepts » chez Danone depuis 22 ans… En quoi cela consiste-t-il ?
C’est vrai que c’est un poste singulier, pas très courant (rires). C’était à l’origine une idée de Franck Riboud, directeur du groupe Danone. Il souhaitait avoir l’équivalent d’un corporate hacker dans ses équipes, une sorte d’électron libre qui soit capable de bousculer les manières plus classiques de penser et de travailler au sein de Danone. Concrètement, je suis chargée de développer toute nouvelle idée susceptible de faire bouger le groupe ou ses marques, aussi bien en termes de marketing que de ressources humaines, ou encore de problématiques sociétales. Je peux innover à tous les niveaux : produits, services, lieux… le tout, sans équipe ni budgets dédiés au départ ! L’idée n’étant pas de me substituer à des équipes existantes, mais plutôt de leur apporter une manière de penser alternative.
Concrètement, comment développez-vous vos idées ?
D’abord, je vais aller puiser dans ma capacité d’observation, d’empathie, de curiosité au monde pour essayer de capter quelque chose qui soit dans l’air du temps, qui se connecte aux gènes de Danone… tout en ayant du sens pour moi ! Car si un projet ne m’habite pas, je ne serai pas capable de soulever des montagnes pour le faire exister ! Ensuite, évidemment, je ne fais pas tout cela seule. Il me faut raconter une histoire capable de faire rêver. Une fois l’idée survenue, je dois embarquer à la fois les personnes qui seront susceptibles de la financer, mais également celles qui pourraient constituer l’équipe qui la fera vivre. On peut dire que je suis l’équivalent de la colonne vertébrale d’un projet. Je vais de l’idée (qui est dans l’air) jusqu’à son ancrage au sol (sa concrétisation finale), en faisant appel à mes camarades pour lui donner de la chair (un budget, une organisation, des produits etc…).
Les premiers mots de votre bio LinkedIn sont les suivants : « I am creative at Danone » (« Je suis une créative chez Danone »). Est-ce que vous vous définissez comme une créative ?
Oui ! Au départ je n’osais pas assumer le fait d’être créative. Alors, j’expliquais l’intitulé de mon poste… et c’était long (rires) ! Il faut dire que le mot « créativité » s’apparente beaucoup au milieu artistique… et que c’est aussi considéré comme une qualité. C’est donc parfois difficile de s’auto-proclamer créative… dans le milieu agro-alimentaire ! D’ailleurs, pour l’anecdote, j’ai coécrit le livre « C’est quoi l’idée » avec le publicitaire Philippe Michel et l’éditeur a mis en dos une de ses citations : « Directeur de Création ? même Dieu n’oserait s’appeler ainsi » (rires). Et puis un jour, quelqu’un de Danone m’a dit tout simplement : « Dis que tu es créative, puisque c’est ce que tu nous apportes ! » Alors, depuis je me suis autorisée à résumer ma fonction ainsi. Maintenant que j’ai réalisé plusieurs projets que les gens connaissent et reconnaissent, je peux enfin oser mettre des mots sur ce que je fais.
Pensez-vous que tout le monde puisse être créatif ? Quelle est, selon vous, la définition d’un·e créatif·ve ?
Bien sûr que tout le monde peut être créatif ! La créativité, c’est tout simplement une capacité à laisser monter ses intuitions et à laisser les fils d’une idée se dérouler… Plus on est dans la volonté et dans le cadrage, plus l’idée risque de s’échapper ! Personnellement, quand je suis face à un début d’idée, j’ai comme une petite étincelle qui s’allume dans mes tripes… Alors, je laisse les choses monter en moi !
Lorsqu’on mentionne la créativité, on pense souvent de prime abord aux milieux artistiques… pourtant, il semblerait que la créativité soit de mise dans tous les domaines d’activité ? Y compris dans l’industrie agroalimentaire ?
Toute personne qui, à un moment donné se rend compte dans son métier – quel qu’il soit -, qu’il y a un moyen plus simple, rigolo, fin ou sensé de faire quelque chose, en fait c’est déjà un acte de création. Au fond tout est une question de point de vue ou d’histoire qu’on se raconte ; on peut presque toujours passer du labeur à la créativité… Par exemple, soit je remplis mon lave-vaisselle en subissant, soit je le fais en me disant : « Je fais ça comme un puzzle et je remplis mon besoin d’harmonie intérieur » (rires).
Quelle différence faites-vous entre la créativité et l’innovation ?
J’ai l’impression que l’innovation est plutôt un ensemble de paramètres à réunir pour produire le projet final, là où la créativité est plutôt un état d’esprit. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il existe des directeur·trice·s de l’innovation… et non de la créativité ! Pour aller plus loin, cette dernière est un regard différent porté sur son quotidien, une capacité à avoir des angles nouveaux ou des idées qui n’ont pas été réalisées… En d’autres mots, c’est la faculté à raconter une nouvelle histoire. L’innovation, quant à elle, est le processus qui va permettre à l’idée, née de la créativité, d’arriver à sa version finale. Finalement, ces deux concepts sont complémentaires.
La créativité nécessite-t-elle forcément une prise de risque d’après vous ?
Certainement ! La créativité vous sort forcément de votre zone de confort, puisque vous allez aborder des choses jusqu’alors inconnues. Quand on est créatif, on ne sait pas où ça va vous mener ! En même temps, un créatif vous dira que la prise de risque est au contraire le fait de ne jamais sortir de sa zone de confort… Lorsqu’on assume pleinement sa créativité, la zone de confort devient justement une zone de risque, puisqu’on finit par s’endormir…
Dans le cadre de notre mois de la créativité, nous avons interviewé Albert Moukheiber, neuroscientifique et psychologue, selon qui les périodes d’improductivité sont nécessaires à une bonne créativité. Qu’en dites-vous ?
Je dirais même qu’au-delà des périodes d’improductivité, la sérendipité, ou le fait de considérer que tout n’est pas forcément utile à l’instant T, tout en restant curieux, est un vrai facteur de créativité. Je pense que la base même de la créativité est la curiosité, l’ouverture à tous les champs du possible ! Selon moi, plus on est curieux, plus on emmagasine des choses, jusqu’au moment où quelque chose de magique se passe dans notre tête. En ce qui me concerne, souvent, comme par hasard, lorsque je commence à explorer quelque chose, je tombe sur des signaux qui viennent nourrir mon idée. C’est important de garder une souplesse permanente pour être capable d’accueillir l’inconnu avant même de le rechercher !
Et la peur, dans tout ça ?
La peur freine la créativité. Si dans son cadre professionnel, on a peur de tenter, de se planter, de ternir un parcours sans faute, on ne peut pas être créatif ! Personnellement, je n’ai pas peur de l’échec d’un projet. J’ai toujours été assez sereine vis-à-vis de ça, et j’ai toujours cru en ma faculté de trouver une solution en cas de soucis. C’est plus une question de confiance en la vie que de confiance en soi ! Ce n’est pas : « J’ai confiance que je suis très bonne » mais plutôt : « Si je laisse un peu flotter, je sais que les choses se mettront en place » ! Pour ça, je fonctionne un peu comme les startups, en mode test & learn, ce qui permet d’apprendre à pivoter lorsque quelque chose ne fonctionne pas. Cela me rappelle cette citation de Nelson Mandela : « Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends ». En fait, je réalise que tout ce que je vous raconte est une question d’autorisation. Être créatif, c’est s’autoriser à essayer, à se planter… Si je me plante, je me plante ! Ce n’est pas si grave.
Vous avez aussi créé le média et la marque Nold (Never Old), qui s’adresse à ceux qui sont « trop vieux pour être jeunes et trop jeunes pour être vieux », une « génération ignorée de personnes encore pleines d’envies de joie et de projets », et pour notamment « changer le regard sur l’âge. » Si on revient dans le domaine de la créativité, pensez-vous que celle-ci ait un âge ?
Notre société valorise clairement le jeunisme ! Mais bon, à partir du moment où l’enfant, naturellement créatif, est bridé dès son plus jeune âge à coup de « non, une pomme, ça ne peut pas être bleu, tu recommences ! », je ne sais même pas si le jeune qui entre en entreprise n’est pas déjà un peu bridé lui aussi. Pour moi, ce n’est pas une question d’âge, mais plutôt de parcours de vie, qui fait que petit à petit, on renonce à sa créativité. Encore une fois, il s’agit de s’autoriser à être créatif – et ce, à tout âge ! -, ce qui reste un choix personnel. En faisant ainsi, on ne se pose pas en victime, on fait partie de la solution ! Si un jour, je réalise que je suis devenue un peu plus grise, ça n’est pas qu’à cause de mon environnement ! C’est à moi de déchirer une page pour laisser entrer le soleil !
D’après le baromètre StartHer/KPMG de 2019, « le nombre de levées de fonds par des start-up fondées ou cofondées par des femmes ne parvient pas à dépasser le plafond de verre des 15 % » en France. Pensez-vous que la créativité ait un genre ?
Me concernant, il faut dire que j’avais un allié de poids (en la personne de Franck Riboud, ndlr.). Il m’a identifiée et embauchée indépendamment de mon genre, pour mes compétences et ma personnalité. Cela ne veut pas dire que j’ai immédiatement été accueillie au sein du Groupe ! Au début, on me regardait avec des yeux ronds, parce que je ne correspondais pas aux critères habituels de recrutement… Il faut dire que nous n’étions pas intéressés par les mêmes choses ! Par exemple, j’ignorais les critères financiers de certains projets. Je dois dire que c’est la faiblesse de mon cerveau gauche (rires). J’en ai donc fait une force ! Quand je suis arrivée chez Danone et que j’ai récupéré un bureau, j’ai assumé mon côté créatif et j’en ai tout de suite fait un studio, pour que tous ceux qui y rentraient se sentent autorisés à penser différemment entre ces murs. L’élément déclencheur c’est quand j’ai assumé de laisser tomber mes faiblesses pour hypertrophier mes zones de force. Je pense que c’est plutôt une histoire de cerveaux gauche et droit que de genre. En général, les entreprises sont plus à l’aise avec des comportements de type cerveau gauche, c’est-à-dire davantage tourné vers l’analyse, les outils de mesure, et la structure, que vers des comportements valorisant l’intuition et le risque ! Et pourtant ce qui est formidable, c’est bien de mêler les deux, car la richesse naît de la diversité !
Pensez-vous que la diversité soit un facteur de créativité, de performance ?
Absolument, et la diversité a même été pour moi une source d’innovation récemment. J’entendais à la radio des choses très désagréables sur les migrants, les étrangers et ce repli sur soi m’a profondément déplu. J’ai pensé que si l’étranger pouvait paraître étrange, c’est parce qu’on ne le connaissait pas assez et j’ai décidé d’utiliser le yaourt comme vecteur de connaissance, de conversation et d’échange. Ce fut le début des Danone du Monde, une gamme de recettes de différents pays pour ouvrir les goûts et les esprits. La cuisine elle-même n’est-elle pas source de diversité, de mélange et de créativité ?
Propos recueillis par Anaïs Koopman